"Puissance, tu chantais sur nos routes nocturnes !..."
Sur l’autoroute m’a pris tout à l’heure une bouffée d’enthousiasme pour l’existence telle que je n’en avais pas éprouvé depuis je ne sais combien de temps. Elle m’est restée aussi longtemps que j’ai écouté et réécouté, trois fois, quatre fois, davantage peut-être, sur le lecteur de disques compacts, le troisième mouvement alla marcia de la suite Carelia de Sibelius. La nuit tombait sur la Belgique et le Nord de la France. A gauche et à droite se détachaient à tout propos des autoroutes pour Anvers, pour Bruxelles, Gand, Mons, Louvain, Charleroi, Tournai, Lille, Calais, Reims, Lyon ou Nancy. La circulation était très dense, mais tout à fait fluide. A gauche le flot blanc des phares, en sens inverse du mien ; à droite le flot rouge des feux arrière, devant moi. Un train de marchandises se dirige vers le nord, un TGV illuminé nous dépasse en direction du sud. Dans le ciel encore blanc des avions se croisent. Tout est harmonieux, bien huilé, très gai. Bonheur d’Europe. Paix d’Europe. Amour européen de la vie, de la curiosité, des échanges, des villes. Et la chose publique sur de justes balances. Par là-dessus cette musique incroyablement allante et drôle, à la fois, débordante d’une contagieuse confiance en soi. L’enregistrement est celui de Hans Rosbaud, avec l’orchestre philharmonique de Berlin : il date des années cinquante, mais semble avoir été fait hier, et il est éblouissant.
Après deux ou trois répétitions, je dirige l’orchestre du volant, à la relative surprise, sans doute, des conducteurs qui me dépassent (mais presque personne ne me dépasse). Je me sens vigoureux et conquérant, viril, malin, supérieurement intelligent, aimé et même riche – de tous ces qualificatifs le plus inattendu, probablement. Et l’amour de l’humanité coule de moi et de mon orchestre vers tous ces voyageurs et leurs machines diverses, au ballet bien réglé, dans la nuit qui prend ses aises pour la nuit, sur les campagnes du Hainaut, de l’Artois, des Flandres et de la Picardie.
Renaud Camus Retour à Canossa Editions Fayard, 2002
On peut écouter ici l'émission de Jacques Chancel Figures de proue, avec Renaud Camus, diffusée sur France Inter en 2003, au moment de la parution de Retour à Canossa.
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