"Elles se sont réfugiées du côté de l'ombre..."
Il y a une scénographie de l'attente : je l'organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l'objet aimé et provoquer tous les effets d'un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre.
Le décor représente l'intérieur d'un café ; nous avons rendez-vous, j'attends. Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate, j'enregistre le retard de l'autre ; ce retard n'est encore qu'une entité mathématique, computable (je regarde ma montre plusieurs fois) ; le Prologue finit sur un coup de tête : je décide de «me faire de la bile», je déclenche l'angoisse d'attente. L'acte I commence alors ; il est occupé par des supputations: s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu? J'essaye de me remémorer le moment où le rendez-vous a été pris, les précisions qui ont été données. Que faire (angoisse de conduite) ? Changer de café ? Téléphoner ? Mais si l'autre arrive pendant ces absences ? Ne me voyant pas, il risque de repartir, etc. L'acte II est celui de la colère ; j'adresse des reproches violents à l'absent : «Tout de même, il (elle) aurait bien pu..», «Il (elle) sait bien...» Ah! si elle (il) pouvait être là, pour que je puisse lui reprocher de n'être pas là ! Dans l'acte III, j'atteins (j'obtiens ?) l'angoisse toute pure : celle de l'abandon; je viens de passer en une seconde de l'absence à la mort ; l'autre est comme mort : explosion de deuil : je suis intérieurement livide. Telle est la pièce ; elle peut être écourtée par l'arrivée de l'autre ; s'il arrive en I, l'accueil est calme ; s'il arrive en II, il y a «scène»; s'il arrive en III, c'est la reconnaissance, l'action de grâce : je respire largement, tel Pelléas sortant du souterrain et retrouvant la vie, l'odeur des roses.
Roland Barthes Fragments d'un discours amoureux éditions du Seuil, 1977
Ah, quel livre passionnant. Je le relis souvent. C'est tellement pertinent !
RépondreSupprimerSur "le temps", je ne sais pas si vous avez lu sa magnifique préface du livre "Aziyadé" de Pierre Loti.
RépondreSupprimerJe connais ce texte (repris dans les "Nouveaux essais critiques", à la suite du "Degré zéro de l'écriture"), et les très belles variations de Barthes sur "le temps qu'il fait". Il y a aussi dans cette préface un paragraphe intitulé "Rien", qui n'est pas sans rapport avec la nouvelle de Pirandello que vous commentez sur votre blog...
SupprimerOui, c'est pour moi une des nouvelles qui caractérise le mieux le Sud (en général)
RépondreSupprimerJ'aime tout dans ce texte : personnages, descriptions... Mais aussi le contenu si "moderne" pour un texte écrit en 1922 !
J'ai lu la totalité des nouvelles de Pirandello sur une plage, non loin de Rimini.
J'ai eu la chance de constater que la fiction et la réalité sont souvent très proches dans cette partie du monde.