Une nouvelle traduction du premier roman de Pasolini Ragazzi di vita (1955) vient de paraître aux éditions Buchet Chastel, sous le titre Les Ragazzi. Je reprends à cette occasion l'incipit de l'ouvrage dans la version originale italienne, puis dans l'ancienne traduction de Claude Henry, parue en 1958, et enfin dans la toute nouvelle version proposée par Jean-Paul Manganaro. On remarquera que la première cherchait de façon beaucoup trop systématique à donner un équivalent du romanesco (la langue des quartiers populaires de Rome), très présent dans l'ouvrage, en ayant recours à des tournures familières ou argotiques. Claude Henry traduisait aussi systématiquement les surnoms des personnages : Riccetto devenait le Frisé, Caciotta Fromegi, Capellonne Chapeau-Pointu ou er Picchio le Coucou... Tous ces parti-pris, certes défendables, donnent malheureusement aujourd'hui au texte un aspect très daté, et l'on a souvent l'impression de lire un livre de Carco, de Simonin ou de Boudard plutôt qu'un ouvrage de Pasolini.
Si l'on regarde de près le texte italien, on se rend compte que Pasolini utilise surtout le romanesco dans les dialogues, alors que le récit est écrit dans un italien courant, même si l'on peut y rencontrer par moments des tournures dialectales. Une nouvelle traduction était donc tout à fait nécessaire pour retrouver une approche moins biaisée de l'écriture de Pasolini et la saveur de cette langue si évocatrice. En ce sens, le travail de Jean-Paul Manganaro doit être salué et il permet enfin au lecteur français de lire ce très beau livre de Pasolini dans une version beaucoup plus fidèle et beaucoup plus proche de l'original italien. Je me suis amusé à traduire à mon tour cet incipit et on trouvera à la fin de ce billet ma version personnelle de ce texte.
1- Il ferrobedò
Era una caldissima giornata di luglio. Il Riccetto che doveva farsi la prima comunione e la cresima, s’era alzato già alle cinque ; ma mentre scendeva giú per via Donna Olimpia coi calzoni lunghi grigi e la camicetta bianca, piuttosto che un comunicando o un soldato di Gesú pareva un pischello quando se ne va acchittato pei lungoteveri a rimorchiare. Con una compagnia di maschi uguali a lui, tutti vestiti di bianco, scese giú alla chiesa della Divina Provvidenza, dove alle nove Don Pizzuto gli fece la comunione e alle undici il Vescovo lo cresimò. Il Riccetto però aveva una gran prescia di tagliare : da Monteverde giú alla stazione di Trastevere non si sentiva che un solo continuo rumore di macchine. Si sentivano i clacson e i motori che sprangavano su per le salite e le curve, empiendo la periferia già bruciata dal sole della prima mattina con un rombo assordante. Appena finito il sermoncino del Vescovo, Don Pizzuto e due tre chierici giovani portarono i ragazzi nel cortile del ricreatorio per fare le fotografie : il Vescovo camminava fra loro benedicendo i familiari dei ragazzi che s’inginocchiavano al suo passaggio. Il Riccetto si sentiva rodere, lí in mezzo, e si decise a piantare tutti : uscí per la chiesa vuota, ma sulla porta incontrò il compare che gli disse :
— Aòh, addò vai ?
— A casa vado, fece il Riccetto, tengo fame.
— Vie’ a casa mia, no, a fijo de na mignotta, gli gridò dietro il compare, che ce sta er pranzo.
Ma il Riccetto non lo filò per niente e corse via sull’asfalto che bolliva al sole. Tutta Roma era un solo rombo : solo lí su in alto, c’era silenzio, ma era carico come una mina. Il Riccetto s’andò a cambiare.
Da Monteverde Vecchio ai Granatieri la strada è corta : basta passare il Prato, e tagliare tra le palazzine in costruzione intorno al viale dei Quattro Venti : valanghe d’immondezza, case non ancora finite e già in rovina, grandi sterri fangosi, scarpate piene di zozzeria. Via Abate Ugone era a due passi. La folla giú dalle stradine quiete e asfaltate di Monteverde Vecchio, scendeva tutta in direzione dei Grattacieli : già si vedevano anche i camion, colonne senza fine, miste a camionette, motociclette, autoblinde. Il Riccetto s’imbarcò tra la folla che si buttava verso i magazzini.
Il Ferrobedò lí sotto era come un immenso cortile, una prateria recintata, infossata in una valletta, della grandezza di una piazza o d’un mercato di bestiame : lungo il recinto rettangolare s’aprivano delle porte : da una parte erano collocate delle casette regolari di legno, dall’altra i magazzini. Il Riccetto col branco di gente attraversò il Ferrobedò quant’era lungo, in mezzo alla folla urlante, e giunse davanti a una delle casette. Ma lí c’erano quattro Tedeschi che non lasciavano passare. Accosto la porta c’era un tavolino rovesciato : il Riccetto se l’incollò e corse verso l’uscita. Appena fuori incontrò un giovanotto che gli disse:
— Che stai a fà?
— Me lo porto a casa, me lo porto, – rispose il Riccetto.
— Vie’ con me, a fesso, che s’annamo a prenne la robba piú mejo.
— Mo vengo, – disse il Riccetto.
Buttò il tavolino e un altro che passava di lí se lo prese.
Pier Paolo Pasolini Ragazzi di vita, Garzanti Editore, 1955)
Pier Paolo Pasolini Ragazzi di vita, Garzanti Editore, 1955)
1- Le Ferro-Bedon
La chaleur de juillet était accablante. Comme c’était le jour de sa première communion et de sa confirmation, à cinq heures du matin, le petit Frisé était déjà debout. Fallait le voir maintenant descendre la via Donna Olimpia dans son falzar gris et sa chemisette blanche ! mais plus que d’un premier communiant, plus que d’un soldat du Christ, il avait l’allure d’un de ces titis qui s’en vont sur leur trente et un lever un type le long du Tibre.
Au milieu d’une bande de gamins de son acabit, il descendait donc à l’église de la Divine Providence, où Don Pizzuto le fit communier à neuf heures et à onze heures, l’évêque le confirma. Il s’embêtait ferme, le petit Frisé, et il se demandait comment il allait faire pour mettre les voiles. De Monteverde à la gare du Trastévère, parvenait une rumeur ininterrompue de voitures, et les klaxons, les grincements de moteurs dans les rampes ou dans les virages remplissaient d’un grondement assourdissant la périphérie déjà brûlée par le soleil du grand matin. A peine le bout de sermon de l’évêque terminé, don Pizzuto et deux ou trois séminaristes emmenèrent les gamins dans la cour de récréations pour les photographier. Entre deux haies de communiants, l’évêque bénissait les parents qui s’agenouillaient sur son passage. Le petit Frisé qui en avait plus que marre décida de tout plaquer, mais comme il sortait de l’église vide, il retrouva son parrain de confirmation qui lui demanda où il allait.
— J’m’en vais chez nous. J’la saute depuis ce matin, moi !
— Faut venir à la maison, enfant d’putain, cria le parrain derrière son dos, puisque c’est moi qu’offre la croûte !
Mais le petit Frisé s’en fichait comme de sa première chemise et courait déjà sur l’asphalte qui bouillait au soleil. Rome n’était qu’un grondement sourd ; en haut seulement régnait le silence, un silence aussi chargé qu’une mine. Le petit Frisé alla se changer.
De Monteverde Vecchio à la caserne des Grenadiers, le chemin est bref : on n’a qu’à prendre le pré au milieu des villas en construction autour de l’avenue des Quattro Venti, puis à se frayer un passage entre des avalanches d’ordures et de détritus, des maisons inachevées et déjà en ruines, des excavations bourbeuses, des remblais enduits de saletés. La via dell’Abbate Ugo était à deux pas. Une foule descendait en direction des Gratte-Ciel, le long des petites rues si calmes de Monteverde Vecchio ; on apercevait déjà des colonnes sans fin de camions entremêlées de camionnettes, de motocyclettes, d’autos blindées. Le petit Frisé s’incorpora à la foule qui fonçait vers les magasins.
En contrebas, le Ferro-Bedon, de la superficie d’une place ou d’un marché à bestiaux, ressemblait à une immense cour, à une prairie clôturée et encaissée au fond d’une vallée. Dans la clôture rectangulaire, s’ouvraient plusieurs portes ; d’un côté, des maisonnettes en bois s’alignaient, uniformes ; de l’autre, des magasins.
Le petit Frisé et son équipe traversèrent le Ferro-Bedon d’un bout à l’autre au milieu d’une foule hurlante, et parvinrent à la hauteur d’une des maisonnettes. Mais là, quatre Fridolins interdisaient le passage. A côté de la porte, on apercevait une table renversée : le petit Frisé se la coltina sur le dos et se sauva en courant vers la sortie. A peine dehors, un gars qu’il venait de croiser l’apostropha :
— Qu’est-ce tu fiches avec c’te carante ?
— J’l’emporte chez nous, pardi !
— T’es pas dingue ! Laisse tomber ! Amène-toi, qu’y a d’autres trucs que ça !
— D’acc ! J’arrive, fit le petit Frisé, qui jeta sa table et qu’un individu qui passait s’adjugea.
(Traduction : Claude Henry, reprise dans la collection 10 / 18)
C'était une très chaude journée de juillet. Riccetto, qui devait faire sa première communion et sa confirmation, était déjà levé à cinq heures, mais pendant qu'il descendait via Donna Olimpia dans ses pantalons longs gris et sa chemisette blanche, plus qu'à un communiant ou à un soldat du Christ, il ressemblait à un gamin qui s'en va draguer tout fringant le long des quais du Tibre. En compagnie de garçons pareils à lui, tous habillés de blanc, il descendit jusqu'à l'église de la Divina Provvidenza, où à neuf heures, Don Pizzuto lui donna la communion et à onze heures l'évêque le confirma. Riccetto était pourtant pressé de se débiner : de Monteverde jusqu'à la gare de Trastevere on n'entendait qu'un même bruit continu de voitures. On entendait les klaxons et les moteurs qui poussaient dans les montées et les virages, remplissant la périphérie déjà brûlée par le soleil du premier matin d'un vrombissement assourdissant. Dès que le petit sermon de l'évêque fut terminé, Don Pizzuto et deux ou trois jeunes clercs emmenèrent les garçons dans la cour du patronage pour les prendre en photo : l'évêque marchait parmi eux en bénissant les parents des garçons qui s'agenouillaient sur son passage. Riccetto bouillait sur place, là, au milieu des autres, et décida de plaquer tout le monde : il traversa l'église vide, mais sur le seuil il rencontra son parrain qui lui dit :
— Hé, toi, où c'que tu vas ?
— Chez moi, j'vais, fit Riccetto, j'ai faim.
— Viens chez moi, hein, fils de pute, cria le parrain derrière lui, y'a l'déjeuner.
Mais Riccetto, sans l'écouter, s'éloigna en courant sur l'asphalte qui bouillait au soleil. Tout Rome n'était qu'un même vrombissement : seulement là, en haut, régnait un silence aussi chargé qu'une mine. Riccetto alla se changer.
De Monteverde aux Granatieri le chemin est court : il suffit de traverser le Prato, et de couper au milieu des petits immeubles en construction autour du boulevard des Quattro Venti : des avalanches d'ordures, des maisons encore en chantier et déjà en ruine, de grands déblais boueux, des talus pleins de saletés. Via Abbate Ugone était à deux pas. La foule descendait en masse les petites rues tranquilles et goudronnées de Monteverde Vecchio en direction des Gratte-ciel : on apercevait déjà des colonnes sans fin de camion, entremêlées de camionnettes, de motocyclettes, d'autos blindées. Riccetto s'embarqua dans la foule qui se jetait vers les magasins.
Le Ferrobéton était là, en bas, comme une immense cour, une prairie clôturée, au creux d'une petite vallée, de la taille d'une place ou d'un marché à bestiaux : le long de l'enclos rectangulaire des portes s'ouvraient : d'un côté des maisonnettes en bois alignées, de l'autre, les magasins. Riccetto traversa avec le troupeau le Ferrobéton dans toute sa longueur, au milieu de la foule hurlante, et parvint devant une des petites maisons. Mais il y avait là quatre Allemands qui ne laissaient passer personne. À côté de la porte, il y avait une petite table renversée : Riccetto la chargea sur son dos et courut vers la sortie. À peine dehors, il rencontra un jeune homme qui lui dit :
— Qu'esse tu fais ?
— J'l'emporte chez moi, j'l'emporte, répondit Riccetto.
— Vins 'vec moi, couillon, qu'on va s'prendre les meilleurs trucs.
— J'arrive, dit Riccetto — il lâcha la petite table et un quidam qui passait par là la prit.
(Traduction : Jean-Paul Manganaro, éditions Buchet Chastel, 2016)
(Traduction : Claude Henry, reprise dans la collection 10 / 18)
1- Le Ferrobéton
C'était une très chaude journée de juillet. Riccetto, qui devait faire sa première communion et sa confirmation, était déjà levé à cinq heures, mais pendant qu'il descendait via Donna Olimpia dans ses pantalons longs gris et sa chemisette blanche, plus qu'à un communiant ou à un soldat du Christ, il ressemblait à un gamin qui s'en va draguer tout fringant le long des quais du Tibre. En compagnie de garçons pareils à lui, tous habillés de blanc, il descendit jusqu'à l'église de la Divina Provvidenza, où à neuf heures, Don Pizzuto lui donna la communion et à onze heures l'évêque le confirma. Riccetto était pourtant pressé de se débiner : de Monteverde jusqu'à la gare de Trastevere on n'entendait qu'un même bruit continu de voitures. On entendait les klaxons et les moteurs qui poussaient dans les montées et les virages, remplissant la périphérie déjà brûlée par le soleil du premier matin d'un vrombissement assourdissant. Dès que le petit sermon de l'évêque fut terminé, Don Pizzuto et deux ou trois jeunes clercs emmenèrent les garçons dans la cour du patronage pour les prendre en photo : l'évêque marchait parmi eux en bénissant les parents des garçons qui s'agenouillaient sur son passage. Riccetto bouillait sur place, là, au milieu des autres, et décida de plaquer tout le monde : il traversa l'église vide, mais sur le seuil il rencontra son parrain qui lui dit :
— Hé, toi, où c'que tu vas ?
— Chez moi, j'vais, fit Riccetto, j'ai faim.
— Viens chez moi, hein, fils de pute, cria le parrain derrière lui, y'a l'déjeuner.
Mais Riccetto, sans l'écouter, s'éloigna en courant sur l'asphalte qui bouillait au soleil. Tout Rome n'était qu'un même vrombissement : seulement là, en haut, régnait un silence aussi chargé qu'une mine. Riccetto alla se changer.
De Monteverde aux Granatieri le chemin est court : il suffit de traverser le Prato, et de couper au milieu des petits immeubles en construction autour du boulevard des Quattro Venti : des avalanches d'ordures, des maisons encore en chantier et déjà en ruine, de grands déblais boueux, des talus pleins de saletés. Via Abbate Ugone était à deux pas. La foule descendait en masse les petites rues tranquilles et goudronnées de Monteverde Vecchio en direction des Gratte-ciel : on apercevait déjà des colonnes sans fin de camion, entremêlées de camionnettes, de motocyclettes, d'autos blindées. Riccetto s'embarqua dans la foule qui se jetait vers les magasins.
Le Ferrobéton était là, en bas, comme une immense cour, une prairie clôturée, au creux d'une petite vallée, de la taille d'une place ou d'un marché à bestiaux : le long de l'enclos rectangulaire des portes s'ouvraient : d'un côté des maisonnettes en bois alignées, de l'autre, les magasins. Riccetto traversa avec le troupeau le Ferrobéton dans toute sa longueur, au milieu de la foule hurlante, et parvint devant une des petites maisons. Mais il y avait là quatre Allemands qui ne laissaient passer personne. À côté de la porte, il y avait une petite table renversée : Riccetto la chargea sur son dos et courut vers la sortie. À peine dehors, il rencontra un jeune homme qui lui dit :
— Qu'esse tu fais ?
— J'l'emporte chez moi, j'l'emporte, répondit Riccetto.
— Vins 'vec moi, couillon, qu'on va s'prendre les meilleurs trucs.
— J'arrive, dit Riccetto — il lâcha la petite table et un quidam qui passait par là la prit.
(Traduction : Jean-Paul Manganaro, éditions Buchet Chastel, 2016)
1- Le Fer-et-béton
C’était une très chaude journée de juillet. Riccetto, qui devait faire sa première communion et sa confirmation, était déjà levé à cinq heures ; mais tandis qu’il descendait la rue Donna Olimpia, avec ses pantalons gris et sa chemisette blanche, il ressemblait davantage à un gamin endimanché qui s’en va draguer au bord du Tibre qu’à un premier communiant ou à un paladin du Christ. Entouré de garçons semblables à lui, tous habillés de blanc, il descendit à l’église de la Divine Providence, où à neuf heures Don Pizzuto lui donna la communion et à onze heures l’évêque le confirma. Mais Riccetto était pressé de se débiner : depuis Monteverde jusqu’à la gare de Trastevere, ce n’était plus qu’un bruit permanent de voitures. On entendait les klaxons et les moteurs qui cravachaient dans les montées et les tournants, remplissant le quartier déjà brûlé par le soleil du début de matinée d’un fracas assourdissant. Le petit sermon de l’évêque à peine terminé, Don Pizzutto et deux ou trois séminaristes emmenèrent les garçons dans la cour du patronage pour prendre des photographies : l’évêque circulait parmi eux en donnant la bénédiction aux parents des garçons qui s’agenouillaient sur son passage. Riccetto en avait marre de rester planté là, et il se décida à s’éclipser : il sortit par l’église vide mais à la porte, il rencontra son parrain qui lui lança :
— Où tu vas ?
— A la maison, répondit Riccetto, j’ai faim
— Mais putain, c’est chez moi qu’on va manger ! lui cria le parrain.
Mais Riccetto fit comme s’il n’avait rien entendu et se mit à courir sur l’asphalte qui bouillait au soleil. Rome tout entière n’était qu’un immense vrombissement : là seulement, tout en haut, régnait un silence chargé comme une mine. Riccetto alla se changer.
De Monteverde Vecchio aux Granatieri, le chemin était court : il suffisait de traverser le Prato, et de passer par les petits immeubles en construction autour du boulevard des Quattro Venti : des avalanches d’ordures, des maisons encore en chantier et déjà en ruine, de grands déblais boueux, des talus pleins de détritus. La rue Abate Ugone était à deux pas. La foule qui déboulait des petites rues paisibles et asphaltées de Monteverde Vecchio se dirigeait en masse vers les Gratte-ciel : on voyait même déjà les colonnes interminables de camions, mélangées aux camionnettes, motocyclettes et autos blindées. Riccetto se mêla à la foule qui se ruait vers les magasins. Le Fer-et-béton, en contrebas, ressemblait à une cour immense, une prairie clôturée, enchâssée dans une petite vallée, de la taille d’une place ou d’un marché aux bestiaux : tout au long de l’enclos rectangulaire s’ouvraient des portes ; d’un côté étaient rangées des maisonnettes en bois toutes semblables, de l’autre les magasins. Au milieu de la foule hurlante, Riccetto traversa le Fer-et-béton sur toute sa longueur, et il arriva devant l’une des maisonnettes. Mais là se trouvaient quatre Allemands qui bloquaient le passage. Près de la porte, il y avait une table renversée : Riccetto la chargea sur le dos et courut vers la sortie. À peine dehors, il tomba sur un jeune homme qui lui dit :
— Qu’est-ce tu fous ?
— Comme tu vois, j’la ramène à la maison ! répondit Riccetto.
— Tu déconnes, viens avec moi, on va trouver mieux qu'ça !
— Bon, j'te suis ! dit Riccetto.
Il jeta la table et un type qui passait par là s’empressa de la ramasser.
(Traduction personnelle)
La couverture de la première édition de Ragazzi di vita, publiée chez Garzanti en 1955
Toutes les images sont extraites du film de Pasolini Mamma Roma (1962)
C'est passionnant de comparer vos traductions. Comment donner un équivalent du romanesco ? En ayant recours à des tournures familières ou argotiques ? "Pasolini utilise surtout le romanesco dans les dialogues, alors que le récit est écrit dans un italien courant, même si l'on peut y rencontrer par moments des tournures dialectales. "
RépondreSupprimerEra una caldissima giornata di luglio.
La chaleur de juillet était accablante
C'était une très chaude journée de juillet.
Ferrobedò / le Ferro-Bedon / Le Ferrobéton / Le Fer-et-béton,
- A casa vado, fece il Riccetto, tengo fame.
- J’m’en vais chez nous. J’la saute depuis ce matin, moi !
- Chez moi, j'vais, fit Riccetto, j'ai faim.
- A la maison, répondit Riccetto, j’ai faim
— Vie’ con me, a fesso, che s’annamo a prenne la robba piú mejo.
— T’es pas dingue ! Laisse tomber ! Amène-toi, qu’y a d’autres trucs que ça !
— Vins 'vec moi, couillon, qu'on va s'prendre les meilleurs trucs.
— Tu déconnes, viens avec moi, on va trouver mieux qu'ça !
Dans les dialogues, il faut évidemment avoir recours au registre familier, avec des emprunts plus ou moins nombreux à l'argot... En revanche, pour les parties narratives, Pasolini utilise très peu le "romanesco", et c'est là que les parti-pris du premier traducteur peuvent être contestés. Il surinterprète et il s'éloigne souvent beaucoup de l'original. Juste un exemple : le passage où Pasolini dit "qu'il s'habille comme quelqu'un qui s'en va draguer sur les quais du Tibre" devient : "il ressemble à un de ces titis qui se mettent sur leur trente et un pour lever un type le long du Tibre"...
SupprimerMagnifique article excellemment documenté, un modèle du genre!
RépondreSupprimerJ'ajoute mon petit grain de sel : je ne comprends pas comment Claude Henry a pu traduire « calzoni lunghi » qui me paraît être de l'italien on ne peut plus standard par « falzar », je pense comme vous que l'adjectif « longs » n'est pas très idiomatique, et j'aurais même utilisé le singulier. Le pluriel ne me paraît pas très naturel en français (alors qu'en italien c'est généralement -pas toujours si j'en crois le dictionnaire du Corriere della sera- calzoni, donc au pluriel) et le TLF me conforte dans mon idée en disant que cet emploi au pluriel est vieilli (et d'ailleurs peu conforme à l'étymologie).
RépondreSupprimerEssayer de traduire est vraiment passionnant...
Une fois de plus merci beaucoup pour tout ces articles que je lis bien régulièrement.
Franck M. Chamonix
C'est effectivement une drôle d'idée car, à part les dialogues, la langue de Pasolini n'est pas du tout populaire ni argotique : on ne voit donc pas ce que vient faire ici l'argot parisien qu'utilise Claude Henry !
SupprimerJe vous remercie pour cet éclairant comparatif, me permets de vous emprunter la couverture de PPP, vous adresse ma lecture en miroir :
RépondreSupprimerhttp://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/06/les-ragazzi-les-garcons-sauvages.html
Amitiés littéraires, cinéphiles et sudistes.