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mercredi 9 mars 2016

Une prière (Una preghiera)




Dans son dernier livre, La Planète Nemausa, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, Christian Giudicelli donne une suite à un précédent ouvrage, Les Passants, dans lequel il évoquait quelques unes des figures qui l'ont accompagné, longuement ou de façon très brève, dans "ce voyage incertain" que l'on appelle la vie. Il se souvient dans l'extrait que l'on va lire de Marie-Antoinette, sa grand-mère corse :

Donc à chaque début d’août, enfant puis adolescent, je débarquais à Ajaccio où j’avais juste le temps de prendre un petit déjeuner avant de m’engouffrer dans un car cabossé qui mettait trois heures pour grimper par une route aux virages pervers — une bonne partie des passagers rendait tripes et boyaux — jusqu’à Zonza, « perle du Sartenais » selon les guides touristiques, situé à une altitude voisine de 800 mètres. Vers midi je sortais de l’enfer fétide. Ma grand-mère m’attendait assise en plein soleil sur un parapet qui dominait champs et jardins. Dès qu’elle m’apercevait, elle se levait, ne prononçait qu’un mot : « Miracolo ! » (...)

Marie-Antoinette ne savait pas dire « je t’aime » en français. Elle pratiquait la langue locale, plus proche de l’italien, dont je ne possédais que des rudiments. Nos échanges verbaux étaient presque nuls sans que nous en souffrions. Les regards suffisaient à exprimer l’essentiel. « Miracolo ! » devenait inutile. (...)




Parfois le matin je l’accompagnais dans ses promenades dont le trajet ne variait pas. On commençait par le poulailler où on récupérait les œufs pondus de la veille. On descendait vers le jardin... Quelles étaient les plantes, les légumes ? je ne m’en souviens plus... des fleurs poussaient sans doute, des coquelicots... des touffes de thym, de romarin ? Et des orties, ça je m’en souviens parfaitement à cause de notre âne qui s’en régalait. Il marchait sage comme une image, me donnant quelques discrets coups de tête dans les jambes pour me rappeler qu’il se voulait mon ami. Les trois chèvres ne tardaient pas à nous rejoindre. Excitées autant que l’âne était calme, elles couraient dans tous les sens. À courir à leurs côtés, il m’est arrivé de tomber. Elles stoppaient poliment, attendant que je me relève pour reprendre le jeu. Parmi toute cette ménagerie, le cochon occupait la position privilégiée : il régnait dans son enclos, toujours en train de bouffer ou de se reposer d’avoir bouffé. Rien d’autre ne l’intéressait.
Il me devait une fière chandelle. Terrifié par l’égorgement des porcs qu’on pendait en les laissant se vider de leur sang — il paraît que le bon boudin et la bonne viande sont au prix de ce sacrifice auquel j’eus le malheur d’assister —, je demandai à ma grand-mère de dire non au bourreau, un spécialiste qui avait déjà exécuté une demi-douzaine de victimes. Certainement elle eut l’air étonnée, car le cochon après découpe et préparation fournissait le meilleur de la nourriture de l’hiver, mais elle m’obéit sans hésiter, à l’amusement des gens du village qui la jugèrent un peu débile. Elle s’infligeait un régime végétarien à base de châtaignes et de soupes réchauffées dans l’âtre. Pour moi elle achetait chez les moqueurs des tranches de jambon dont — inconséquence de mon attitude — je demeurais friand.
Marie-Antoinette est enterrée dans le cimetière à flanc de montagne où je ne lui ai pas rendu visite, partant du principe que les morts sont partout sauf au cimetière. Je n’ai pas besoin de retourner à Zonza pour la voir entourée de ses bêtes, tache sombre au centre d’un paysage virgilien... à un moment elle va boire à la fontaine toute proche l’eau recueillie dans sa paume... puis s’assied sur un muret, immobile soudain, figée... si vivante pourtant grâce à cet accord avec une nature qu’elle anime de son souffle. Non, sa foi ne s’exprimait pas à l’église ni au pèlerinage de sainte Barbe. Oubliés les sermons recuits, les génuflexions forcées, minables pitreries d’une religion qui se caricature. Sur son muret, à quoi pense Marie-Antoinette ? Il n’est pas évident qu’elle pense. Heureuse devant ce petit bout de planète qu’elle n’a jamais quitté, elle remercie le ciel, un Dieu qui n’a pas besoin d’être nommé. Même si elle ne prie pas, sa personne est à elle seule une prière dont je devine le sens : que, comme elle, chaque chose reste à sa place jusqu’à la fin.

Christian Giudicelli  La Planète Nemausa  Editions Gallimard, 2016








Images : en haut, Dennis Kleine  (Site Flickr)

au centre, Site Flickr

en bas, (1) Thierry  (Site Flickr)

(2) André-Guy Robert  (Site Flickr)



2 commentaires:

  1. Texte magnifique dont j'apprécie tout particulièrement le dernier paragraphe.

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    1. Oui, c'est aussi celui que je préfère (comme l'indique le titre que j'ai choisi...).

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