[Agliano toujours, mercredi 11 août, trois heures et demie.] Hier, vers cette heure-ci, nous sommes partis pour Lucques, qui est distante d’une trentaine de kilomètres. Madeleine nous attendit sur un gros banc de pierre tandis que nous gravissions, Pierre et moi, la tour des Giunigi, fameuse pour les arbres qui poussent à son sommet. J’avais déjà fait cette escalade avec Rodolfo, il y a de cela je ne sais combien d’années – douze, peut-être, ou bien quinze ? Mais alors nous nous étions trouvés seuls, là-haut, entre les branches en plein ciel ; tandis qu’hier cinq ou six nationalités au moins se pressaient sur l’étroite plate-forme, et quarante ou cinquante personnes, non sans une abondante marmaille.
Je ne sais si l’Italie a beaucoup changé, ou bien si mes souvenirs d’elle ne concernaient pas le mois d’août. Il semblerait bien qu’un seuil ait été franchi. A Pise, par exemple, j’ai vu qu’il fallait prendre un billet pour entrer dans la cathédrale, ce qui eût été inimaginable dans ma jeunesse. Il est vrai qu’à Notre-Dame de Paris il n’en va pas autrement, si je ne me trompe.
Lucques était jadis la plus attachante des villes sans tourisme, ou du moins sans tourisme de masse. On l’aimait pour son air réservé, pour sa discrétion, l’écart qu’elle avait su garder, sa grande beauté sans apprêt, son mépris des petits commerces à trois sous. Je crains que ces temps-là ne soient révolus, hélas, et toutes ces belles qualités perdues. Il y a dans Lucques un peuple dense, à présent, et tous les peuples de la terre.
A cet insinuant détail près – la foule –, la beauté de la ville est intacte. Et s’il y avait cohue dans San Frediano, vers cinq heures, à cinq heures et demie nous n’étions qu’une douzaine dans les jardins du palais Pfanner. Encore plus tard, dans les salons du palais Mansi, nous n’avons croisé que trois jeunes Italiennes.
Ce musée est fameux pour son Jeune Homme de Pontormo, à la casaque rose. Le tableau, à je ne sais quelle époque de son histoire, a pris un mauvais coup au niveau du visage. Pourtant là n’est pas la raison, bien entendu, qui fait qu’il est un peu déchu dans ma faveur. Je lui préfèrerais mille fois, si j’avais le choix, le très ribéresque Saint Sébastien de Luca Giordano. Ce n’est pas que j’aie une passion particulière pour le sujet. Mais on est à mille lieues des alanguissements sado-pédérastiques habituels. Un homme maigre au corps blanc, légèrement jaunâtre, est suspendu par les poignets. Irradiant une lumière tragique, son torse fait une longue diagonale sur le fond presque noir de la toile. On aperçoit deux visages, en contrebas. Ce n’est pas ceux des bourreaux : deux hommes qui passaient dans cette ombre, plutôt, et qui commentent le supplice, avec une compassion recueillie.
On peut trouver tout cela bien théâtral. C’est de la peinture à effet, sans doute. Mais comme elle produit son effet...
Les Mansi avaient le goût des batailles. Ils semblent avoir fait collection des peintures de ce genre-là. On en voit trois de Salvator Rosa, tumultueuses à souhait, pleines de nuages de poudre et de chevaux cabrés, sous de beaux ciels rouge et gris. Les visages sont un peu bâclés, cependant – caricaturaux à l’excès. Pour le préromantisme rêveur dans la mêlée, je crois garder un faible pour Jacques Courtois, Il Borgognone, dont nous avons vu aussi une belle toile.
Madeleine s’est assise à une terrasse de la place Napoléon tandis que Pierre et moi courions jusqu’à la cathédrale. J’ai peine à croire que tous les bas-reliefs du portique soient médiévaux. Beaucoup paraissent taillés d’hier – surtout les plus grands. Mais les guides ne pipent mot d’interventions récentes. Et pourtant, par une fidélité ruineuse à cette collection admirable, j’ai fait l’acquisition du guide rouge Toscana, édité par le Touring Club italien.
Plus peut-être que la cathédrale, ce que j’aime sur la place qu’elle orne, c’est le mur jaune d’un jardin, percé d’une porte énorme et de grosses fenêtres grillagées, dessinées par Ammanati. Il est aussi l’auteur du palais princier, ou du moins de sa partie la plus belle, celle de gauche.
Regardant la façade se dresse la statue de Marie-Louise de Bourbon, qui gouvernait la principauté pour son fils enfant, Charles-Louis, pendant que Marie-Louise de Habsbourg régnait à Parme. La statue commémore l’arrivée à Lucques d’une eau salubre, en 1842. La princesse, à laquelle est dû ce bienfait, tient par l’épaule son fils adolescent, entièrement nu. Ce devait faire un drôle d’effet d’être exposé tout entier au regard de ses sujets, sous prétexte de néo-classicisme canovien.
Quand mourut la veuve de Napoléon, en 1847, les Bourbons de Lucques, après trente ans d’une attente polie, retournèrent à Parme, et redevinrent Bourbon-Parme comme devant. Ils régnèrent encore une douzaine d’années, jusqu’à l’unité italienne.
Le palais princier de Lucques, cette belle énorme caserne (Ammaniti nonobstant), c’est tout à fait le décor et l’esprit de La Chartreuse de Parme. Stendhal, cependant, si mon souvenir est exact, s’est plutôt inspiré, pour son Ernest-Ranuce, du tyran qui régnait à Ferrare.
A Lucques on était assez doux, je crois bien.
Renaud Camus Retour à Canossa Journal 1999 éditions Fayard, 2002
Je ne sais si l’Italie a beaucoup changé, ou bien si mes souvenirs d’elle ne concernaient pas le mois d’août. Il semblerait bien qu’un seuil ait été franchi. A Pise, par exemple, j’ai vu qu’il fallait prendre un billet pour entrer dans la cathédrale, ce qui eût été inimaginable dans ma jeunesse. Il est vrai qu’à Notre-Dame de Paris il n’en va pas autrement, si je ne me trompe.
Lucques était jadis la plus attachante des villes sans tourisme, ou du moins sans tourisme de masse. On l’aimait pour son air réservé, pour sa discrétion, l’écart qu’elle avait su garder, sa grande beauté sans apprêt, son mépris des petits commerces à trois sous. Je crains que ces temps-là ne soient révolus, hélas, et toutes ces belles qualités perdues. Il y a dans Lucques un peuple dense, à présent, et tous les peuples de la terre.
A cet insinuant détail près – la foule –, la beauté de la ville est intacte. Et s’il y avait cohue dans San Frediano, vers cinq heures, à cinq heures et demie nous n’étions qu’une douzaine dans les jardins du palais Pfanner. Encore plus tard, dans les salons du palais Mansi, nous n’avons croisé que trois jeunes Italiennes.
Ce musée est fameux pour son Jeune Homme de Pontormo, à la casaque rose. Le tableau, à je ne sais quelle époque de son histoire, a pris un mauvais coup au niveau du visage. Pourtant là n’est pas la raison, bien entendu, qui fait qu’il est un peu déchu dans ma faveur. Je lui préfèrerais mille fois, si j’avais le choix, le très ribéresque Saint Sébastien de Luca Giordano. Ce n’est pas que j’aie une passion particulière pour le sujet. Mais on est à mille lieues des alanguissements sado-pédérastiques habituels. Un homme maigre au corps blanc, légèrement jaunâtre, est suspendu par les poignets. Irradiant une lumière tragique, son torse fait une longue diagonale sur le fond presque noir de la toile. On aperçoit deux visages, en contrebas. Ce n’est pas ceux des bourreaux : deux hommes qui passaient dans cette ombre, plutôt, et qui commentent le supplice, avec une compassion recueillie.
On peut trouver tout cela bien théâtral. C’est de la peinture à effet, sans doute. Mais comme elle produit son effet...
Les Mansi avaient le goût des batailles. Ils semblent avoir fait collection des peintures de ce genre-là. On en voit trois de Salvator Rosa, tumultueuses à souhait, pleines de nuages de poudre et de chevaux cabrés, sous de beaux ciels rouge et gris. Les visages sont un peu bâclés, cependant – caricaturaux à l’excès. Pour le préromantisme rêveur dans la mêlée, je crois garder un faible pour Jacques Courtois, Il Borgognone, dont nous avons vu aussi une belle toile.
Madeleine s’est assise à une terrasse de la place Napoléon tandis que Pierre et moi courions jusqu’à la cathédrale. J’ai peine à croire que tous les bas-reliefs du portique soient médiévaux. Beaucoup paraissent taillés d’hier – surtout les plus grands. Mais les guides ne pipent mot d’interventions récentes. Et pourtant, par une fidélité ruineuse à cette collection admirable, j’ai fait l’acquisition du guide rouge Toscana, édité par le Touring Club italien.
Plus peut-être que la cathédrale, ce que j’aime sur la place qu’elle orne, c’est le mur jaune d’un jardin, percé d’une porte énorme et de grosses fenêtres grillagées, dessinées par Ammanati. Il est aussi l’auteur du palais princier, ou du moins de sa partie la plus belle, celle de gauche.
Regardant la façade se dresse la statue de Marie-Louise de Bourbon, qui gouvernait la principauté pour son fils enfant, Charles-Louis, pendant que Marie-Louise de Habsbourg régnait à Parme. La statue commémore l’arrivée à Lucques d’une eau salubre, en 1842. La princesse, à laquelle est dû ce bienfait, tient par l’épaule son fils adolescent, entièrement nu. Ce devait faire un drôle d’effet d’être exposé tout entier au regard de ses sujets, sous prétexte de néo-classicisme canovien.
Quand mourut la veuve de Napoléon, en 1847, les Bourbons de Lucques, après trente ans d’une attente polie, retournèrent à Parme, et redevinrent Bourbon-Parme comme devant. Ils régnèrent encore une douzaine d’années, jusqu’à l’unité italienne.
Le palais princier de Lucques, cette belle énorme caserne (Ammaniti nonobstant), c’est tout à fait le décor et l’esprit de La Chartreuse de Parme. Stendhal, cependant, si mon souvenir est exact, s’est plutôt inspiré, pour son Ernest-Ranuce, du tyran qui régnait à Ferrare.
A Lucques on était assez doux, je crois bien.
Renaud Camus Retour à Canossa Journal 1999 éditions Fayard, 2002
Images : (1) Andrea Della Lena (Site Flickr)
(3) Gianna Elena (Site Flickr)
(4) Audrey H (Site Flickr)
Ho vissuto
RépondreSupprimernelle città più dolci della terra
come una rondine passeggera.
Lucca era
un nido difficile tra le vigne
impolverate in fondo a bianche strade...
Pace e salute 2010
Anghjula
Ah, Emmanuel, comme je trouve ici une beauté réconfortante. Photos splendides, textes si fins... Il faut cela pour garder la tête hors de l'eau dans cet hiver plutôt agressif...
RépondreSupprimerAnghjula : pace e salute per l'annu novu, et beaucoup de bonheur sur les "Terres de femmes" !
RépondreSupprimerChristiane : Courage ! Nous pourrons bientôt dire comme Bigongiari, à la fin du poème que cite Anghjula dans son message : "è nata primavera, sono tornate le rondini"...
Mi ricordo un pranzo nella piazza di Lucca, appena arrivata da Parigi. Come è dolce!
RépondreSupprimerLeggere: le journal de Jacopo Da Pontormo, Una delizia!
Grazie, Arlette, sono d'accordo con lei sul "Diario" di Pontormo, molto bello !
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