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samedi 29 janvier 2011

La Déposition



"Le monde peut bien nous contrarier un peu. La flamme brûle toujours, et jamais n'a-t-elle brûlé si vive, si claire, si souveraine ni si droite. La nuit n'a qu'à bien se tenir."

Renaud Camus La Guerre de Transylvanie, Journal 1991, éditions P.O.L






Dans un entretien avec le musicien Gérard Pesson, le peintre Jean-Paul Marcheschi commente le thème de la Déposition dans l'oeuvre de Rosso Fiorentino. Le texte est extrait du catalogue de l'exposition Les Sources rouges, au Carré des arts de Paris (septembre-octobre 1990). Cet entretien a été par la suite repris dans Le livre du sommeil (éditions Somogy, 2001, pages 95-106) :

Jean-Paul Marcheschi
: Pour ce qui est de la déposition, c’est un mot extrêmement riche qui pourrait d’ailleurs quasiment tenir lieu de définition pour l’ensemble de la peinture, puisque peindre, fondamentalement, c’est déposer, en tout cas dans le tableau. Cela fait immédiatement référence à la via di porre telle que l’a définie Léonard, à savoir qu’en peinture il s’agit de poser. D’ailleurs, les Italiens ont quelquefois une hésitation terminologique entre le deposto, qui fait penser au dépôt, au dépôt de suie, de matière, de sens, et d’autre part la deposizione, dans le sens plus actif qui suggère le moment où l’on décroche le corps mort du Christ. On a là deux situations intéressantes, aussi bien plastiquement, puisque peindre c’est déposer des matières, que sémantiquement, car la déposition c’est aussi la tentative de ressusciter un désir problématique. Ici, le sens n’est pas indifférent : le Christ mort dans les bras de sa mère pose bien la question : comment désirer un corps mort ? Ce qui est également une aporie que toute la peinture chrétienne, notamment du seizième siècle, a merveilleusement traitée.

Gérard Pesson : Vous avez chez vous, en bonne place – je le vois en face de moi – une reproduction du tableau du Rosso qui est un tableau que vous aimez beaucoup, et que vous avez commenté à plusieurs reprises.






Jean-Paul Marcheschi : Oui, il s’agit de la Déposition du jeune Rosso, celle qu’il a peinte semble-t-il dans un certain isolement intellectuel, puisqu’il a dû quasiment s’exiler afin de faire apparaître la très forte étrangeté qu’il manifeste. Sans doute l’a-t-il exécutée à Volterra où elle fut longtemps exposée dans l’église de San Giovanni, et elle est tout à fait passionnante. Elle peut frapper d’abord par son extrême modernité puisqu’on pourrait juger précézanienne sa construction et son chromatisme quasiment fauve. Il semblerait que la Déposition ait obsédé Rosso puisque dans sa brève vie il en aurait peint trois. Rosso signifie rouge, donc roux et l’artiste était lui-même roux. On l’aurait identifié dans la représentation du Christ, de sorte que le tableau résonne bien comme une sorte d’espace identificatoire, mimétique, cathartique et autobiographique. Les trois Dépositions – celle de Volterra, celle de Borgo San Sepolcro et celle du Louvre, son œuvre ultime, représentent trois plans, trois cadrages dans le sens cinématographique du mot, c’est-à-dire trois distances vis-à-vis d’un objet extraordinairement angoissant qui correspond au moment athée du christianisme.





On a là un bord extrême du sens, où la pensée chrétienne rencontre un moment d’asymbolie parfaite, épouvantable, d’abandon maximal à la pesanteur des corps. Le Christianisme est une de ces rares religions qui envisage ce moment terrible où son dieu, le dieu fait homme, doute de lui-même, de son propre père et se trouve face à la plus grande déréliction. On peut s’interroger d’ailleurs sur ce paradoxe qui va de manière tout à fait étonnante produire de très grandes performances visuelles, spatiales, chromatiques : s’il n’y a pas de doute sur le père, il n’y a pas d’art. Plus l’objet est impossible à désirer et plus on va réussir à rendre admirable, enfin neuve, la surface du tableau, et le tableau lui-même. Dans la dernière des Dépositions, celle du Louvre, dont je crois que c’est la dernière image laissée par le peintre, la dernière image de son désir, le climat et le mouvement sont plus dramatiques. A Volterra, on a l’impression d’avoir un Christ ivre qui est en train d’être décroché de la croix, tandis que la mère, séparée, est dans l’ombre.








On voit à l’œuvre ici un peintre de la nuit, et on a la sensation que c’est en effet la nuit qui arrive dans le tableau avec le rideau bleu, absolument intact, plat, qui gagne dans le fond et qui rend le tableau encore plus mystérieux. C’est le moment du crépuscule mais la Vierge est déjà dans la nuit. Le dernier moment, qu’il faudrait plutôt nommer celui de la pietà et qui est celui du tableau du Louvre, correspondrait à un très gros plan.






On est là au plus près de ce qu’il peut y avoir d’extrêmement douloureux dans sa séparation, juste avant la mise au tombeau. Ici l’effervescence spatiale de Volterra s’atténue terriblement, on y reconnaît encore une fois le Rosso, probablement représenté de nouveau dans le corps du Christ. Si l’espace supprimé est renvoyé à la nuit, la couleur, elle, est soumise à une sorte d’antinaturalisme tout à fait étonnant, qui semble la rendre plus que jamais consciente d’elle-même. Le fauvisme, très retenu à Volterra, se déchaîne à Paris en une extrême dissonance des surfaces ; un peu comme si ce qu’il y a de plus douloureux dans la séparation et dans la mort parvenait, à travers le regard, à contaminer la couleur et à la déplacer jusqu’à faire hurler. Dès lors que c’est la couleur qui hurle, c’est déjà l’espace résurrectionnel. La mort est écartée. Même si l’œuvre protège de la mort, elle ne suffit évidemment pas à l’écarter définitivement, et c’est à la fois la gloire et la limite d’une œuvre ; il semblerait d’ailleurs que le Rosso se soit suicidé juste après cette Déposition. On peut également interpréter cette insistance de Rosso sur le Deposto comme le repérage et l’exploration des deux derniers temps de l’initiation et peut-être tout particulièrement de ce moment abyssal du passage entre mort et résurrection. Et pour un peintre la résurrection c’est toujours la peinture.


Images
: en haut, Jean-Paul Marcheschi dans son atelier, photographie de Renaud Camus (Site Flickr). On remarquera, à droite sur la photo, une reproduction de la Deposizione de Volterra.

Deuxième image : Rosso Fiorentino Deposizione, 1521 (Pinacoteca di Volterra) Source : Wiki Commons

Troisième image : Rosso Fiorentino Compianto sul Cristo deposto, 1528 (Sansepolcro, Chiesa di San Lorenzo) Source : Wiki Commons

Dernière image en bas : Rosso Fiorentino Pietà, 1537-1540 (Musée du Louvre, Paris) (Source)

5 commentaires:

  1. J'ai vu lors d'un voyage à Sienne, la magnifique déposition de Rosso Fiorentino. Ce tableau qui est d'un modernité incroyable et qui a gardé ses couleurs vives et lumineuses, m'a profondément bouleversée. A mon retour, je me suis précipitée au château de Fontainebleau, pour revoir avec plus d'attention les fresques que Rosso Fiorentino a exécutées pour la grande galerie...

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  2. Passionnantes ces réflexions de Jean-Paul Marcheschi sur la Déposition...

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  3. Arlette : je suis étonné que vous parliez de Sienne, car cette toile se trouve à la Pinacothèque de Volterra. L'avez-vous vue à Sienne à l'occasion d'une exposition temporaire ?

    Diane : oui, Marcheschi parle magnifiquement de la peinture. Si vous ne le connaissez pas, je vous recommande vivement la lecture du "Livre du sommeil", recueil de réflexions tout aussi passionnantes que celles que j'ai publiées ici...

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  4. Non, c'est lors d'un voyage à Sienne que je me suis rendue à Voterra! Je suis tombée en extase devant ce tableau que je croyais en réalité beaucoup plus petit! Les reproductions que l'on voit dans les livres ne rendent compte ni des couleurs exactes, ni de la taille des peintures.

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  5. "Les reproductions que l'on voit dans les livres ne rendent compte ni des couleurs exactes, ni de la taille des peintures."

    Oui, et c'est encore plus vrai dans le cas des reproductions de tableaux sur Internet, surtout en ce qui concerne les couleurs, hélas !

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