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vendredi 4 janvier 2013

Les Ombres heureuses




Stanford a éteint plusieurs lampes, n’en laissant qu’une seule allumée ; puis il a ouvert toutes grandes les fenêtres. Il était assez tard, de sorte que la circulation, tout en bas, dans la rue, avait beaucoup diminué et ne formait plus qu’un fond sonore presque imperceptible. La nuit de printemps était entrée dans la pièce ; et de cette nuit a monté une musique d’une douceur surhumaine. Je l’ai déjà dit, la musique ne comptait pas beaucoup, pour moi ; mais ce soir-là, je devais être en état de grâce. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était cette musique, ni qui l’avait écrite, ni d’où elle venait. Elle venait d’un autre monde. Cela m’a saisi dès les premières mesures. Elle venait d’un monde très ancien et, à la fois, sans âge ; elle avait la plénitude de ce qui ne s’écoule pas, et pourtant la mélancolie d’un écho, d’un rappel, d’une réminiscence... Après un assez long prélude aux cordes, une flûte solitaire a modulé un air pastoral, lent et méditatif, enjoué aussi, qui semblait se chercher lui-même avec une hésitation adorable : comme si un berger essayait de traduire sur son pipeau la lumière du jour et l’innocence de son cœur, ou des arbres... Puis une voix de femme a chanté un hymne de calme jubilation, qui s’élevait en volute vers une note haute et ensoleillée ; et cet hymne était bientôt repris par un chœur d’hommes et de femmes... Nous écoutions en silence. Quand le morceau s’est achevé, je n’ai pas osé demander ce que c’était, puisque apparemment c’était quelque chose de si connu que Stanford n’avait pas jugé nécessaire de citer le nom de l’auteur ni le titre... Mais, juste avant de prendre congé, comme le disque avait été laissé sur le plateau de l’électrophone, je me suis arrangé pour m’en approcher et jeter un coup d’œil ; et j’ai vu que c’était le deuxième acte de l’Orphée, de Gluck.

Jean-Louis Curtis Cygne sauvage éditions Julliard, 1962











Images : (1) Site Flickr

(2) Site Flickr

8 commentaires:

  1. Cela donne envie de lire Curtis, dont je ne connais à peu près rien. Sans compter l'éloge inattendu qu'en fait Houellebecq dans son dernier roman (par ailleurs très mauvais)...

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  2. Merci de votre visite, cher ami ! C'est justement la lecture de "La Carte et le territoire" de Houellebecq (que j'ai pour ma part vivement apprécié) qui m'a conduit vers Curtis, dont je ne savais pas grand chose. J'ai lu ses écrits autobiographiques (je recommande particulièrement "Un miroir le long du chemin" et "Une éducation d'écrivain"), quelques romans (j'ai beaucoup aimé "La Quarantaine" et "Cygne sauvage") et ses pastiches, très brillants et très drôles ("La Chine m'inquiète", sur mai 68, et "La France m'épuise", sur l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981). C'est vraiment une belle découverte (et fort peu coûteuse, les livres de Curtis ne sont plus réédités depuis longtemps et ils sont bradés sur les sites de vente d'ouvrages d'occasion : sic transit gloria mundi !).

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  3. Merci ! Je prends bonne note de ces conseils bibliographiques.

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  4. Emmanuel, pourriez-vous me préciser quelle est cette belle statue sous le lien "hymne" ? qui a pris cette photo ? Où est cette statue ? quels sont les personnages représentés ? qui l'a sculptée ?
    Merci par avance.

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  5. Oh, merci, Emmanuel. Alors je vais lui rendre visite prochainement.

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  6. Pour vous remercier une promenade dans l'aile Denon (salle 4) -galerie Michel Ange (Louvre)
    http://www.youtube.com/watch?v=Sg0TFeAoJys

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  7. Ou encore cette succession de photos cernant la statue :
    http://musee.louvre.fr/oal/psyche/psyche_acc_fr_FR.html

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