Vendredi 6 mai,
9 heures et demie. Comme je me dirigeais en voiture, hier soir, vers le théâtre
des Champs-Elysées, j’écoutais à la radio, sur France Culture, je crois, et non
sans intérêt, un vieux monsieur à la voix plutôt chevrotante qui parlait avec
un fort accent tudesque du comte Walsegg. Mais juste au moment où j’abordais le
pont Alexandre-III, ce discours érudit s’interrompt brusquement, et voilà que
retentit, bouleversant, le Kyrie du Requiem. Il est un peu plus de huit heures,
le ciel est immense, un dernier soleil s’étire sur les verrières du Grand
Palais, la Seine semble vouloir le rejoindre, s’élargir, se fondre dans un
grand évanouissement béat. La vie n’est plus qu’un pont somptueux qui parmi les
pâmoisons d’angelots potelés vous mène de prodigieuses esplanades gazonnées
vers des places gigantesques que des architectures surhumaines, tout en
colonnades, en obélisques, en chevaux cabrés dans le vide embaumé, présentent à
l’éternité transparente de l’air, du printemps et du soir. Tout s’échange dans
un instant trop parfait, la ville qui se dépouille de l’effervescence du jour,
de la hâte, des cris, des encombrements de la vraie vie, et le grand espace
aérien d’un souverain crépuscule de mai, lyrique et narquois. Les peupliers du
quai, les marronniers du jardin, leur frémissement immobile, s’acquittent à
merveille de représenter in abstentia, pour cet enivrement suspendu, la pleine
campagne et la nature juste avant son acmé. Un grand ordre transparent impose
au cœur une paix qui n’est qu’un cri d’acquiescement voluptueux au vide, au
rien, au néant s’il a ces formes-là, ces couleurs, cette vertigineuse légèreté,
suppliante, funèbre et reposée.
Je craignais de laisser passer la belle saison
sans la voir, cette année, sans en jouir du tout, sans connaître une seule fois
son éblouissement moqueur. Mais cette épiphanie sur le pont devrait suffire, à
défaut d’autres étreintes avec la terre, à ce que l’année, pour moi, n’ait pas
souri tout à fait en vain.
Renaud Camus Aguets, Journal 1988 Éditions P.O.L, 1990
Images : en haut, Site Flickr
au centre, Cathrine Dussud (Site Flickr)
en bas, Jean-Christophe Isabelle (Site Flickr)
Dans cette écriture somptueuse, un passage presque immatériel porté par ce Kyrie du Requiem. Rien n'est plus proche de la naissance que cette béance au seuil des choses qui s'endorment, s'allègent... meurent. Frisson d'une extinction possible, d'un vide angoissant qui nous murmure perte. Un moment de vertige, de bascule. Oh, le chanceux qui parle d'avènement et d'éclosion printanière. Il est aussi possible qu'Orphée choisisse l'étreinte ombreuse de la nuit à la recherche impossible de son Eurydice. Le Requiem funèbre offre à un amour perdu la dernière offrande : la vie... Je pense à ce poète qui se jeta dans la Seine un soir mélancolique...
RépondreSupprimerPaul Celan... Le pont Mirabeau, un soir d'avril... On retrouva son corps le 1er mai.
RépondreSupprimer"Silence ! J’enfonce l’épine à ton cœur,
car la rose, la rose
est debout au miroir parmi les ombres, elle saigne !
Elle saignait déjà du temps où nous mêlions le oui et
le non
où nous buvions à petites gorgées
parce qu’un verre, jeté de table, tinta :
il annonçait une nuit qui s’enténébra plus longtemps
que nous."
...
"Pavot et mémoire", traduction de Valérie Briet
"UNE ÉTOILE DE BOIS bleue,
cette forme de fins losanges. Aujourd’hui, de
la plus jeune de nos mains.
Le mot, tandis que
tu précipites le sel de la nuit, le regard
de nouveau cherche l’auvent vitré :
-Une étoile, mets-la,
mets l’étoile dans la nuit.
(-Dans la mienne, dans
la mienne.)"
...
"Strette & Autres Poèmes", traduction de Jean Daive,
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