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jeudi 17 octobre 2013

Kyrie






 

Vendredi 6 mai, 9 heures et demie. Comme je me dirigeais en voiture, hier soir, vers le théâtre des Champs-Elysées, j’écoutais à la radio, sur France Culture, je crois, et non sans intérêt, un vieux monsieur à la voix plutôt chevrotante qui parlait avec un fort accent tudesque du comte Walsegg. Mais juste au moment où j’abordais le pont Alexandre-III, ce discours érudit s’interrompt brusquement, et voilà que retentit, bouleversant, le Kyrie du Requiem. Il est un peu plus de huit heures, le ciel est immense, un dernier soleil s’étire sur les verrières du Grand Palais, la Seine semble vouloir le rejoindre, s’élargir, se fondre dans un grand évanouissement béat. La vie n’est plus qu’un pont somptueux qui parmi les pâmoisons d’angelots potelés vous mène de prodigieuses esplanades gazonnées vers des places gigantesques que des architectures surhumaines, tout en colonnades, en obélisques, en chevaux cabrés dans le vide embaumé, présentent à l’éternité transparente de l’air, du printemps et du soir. Tout s’échange dans un instant trop parfait, la ville qui se dépouille de l’effervescence du jour, de la hâte, des cris, des encombrements de la vraie vie, et le grand espace aérien d’un souverain crépuscule de mai, lyrique et narquois. Les peupliers du quai, les marronniers du jardin, leur frémissement immobile, s’acquittent à merveille de représenter in abstentia, pour cet enivrement suspendu, la pleine campagne et la nature juste avant son acmé. Un grand ordre transparent impose au cœur une paix qui n’est qu’un cri d’acquiescement voluptueux au vide, au rien, au néant s’il a ces formes-là, ces couleurs, cette vertigineuse légèreté, suppliante, funèbre et reposée.




Je craignais de laisser passer la belle saison sans la voir, cette année, sans en jouir du tout, sans connaître une seule fois son éblouissement moqueur. Mais cette épiphanie sur le pont devrait suffire, à défaut d’autres étreintes avec la terre, à ce que l’année, pour moi, n’ait pas souri tout à fait en vain.

Renaud Camus   Aguets, Journal 1988  Éditions P.O.L, 1990






Images : en haut, Site Flickr

au centre, Cathrine Dussud  (Site Flickr)

en bas, Jean-Christophe Isabelle  (Site Flickr)


2 commentaires:

  1. Dans cette écriture somptueuse, un passage presque immatériel porté par ce Kyrie du Requiem. Rien n'est plus proche de la naissance que cette béance au seuil des choses qui s'endorment, s'allègent... meurent. Frisson d'une extinction possible, d'un vide angoissant qui nous murmure perte. Un moment de vertige, de bascule. Oh, le chanceux qui parle d'avènement et d'éclosion printanière. Il est aussi possible qu'Orphée choisisse l'étreinte ombreuse de la nuit à la recherche impossible de son Eurydice. Le Requiem funèbre offre à un amour perdu la dernière offrande : la vie... Je pense à ce poète qui se jeta dans la Seine un soir mélancolique...

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  2. Paul Celan... Le pont Mirabeau, un soir d'avril... On retrouva son corps le 1er mai.

    "Silence ! J’enfonce l’épine à ton cœur,
    car la rose, la rose
    est debout au miroir parmi les ombres, elle saigne !
    Elle saignait déjà du temps où nous mêlions le oui et
    le non
    où nous buvions à petites gorgées
    parce qu’un verre, jeté de table, tinta :
    il annonçait une nuit qui s’enténébra plus longtemps
    que nous."
    ...
    "Pavot et mémoire", traduction de Valérie Briet
    "UNE ÉTOILE DE BOIS bleue,
    cette forme de fins losanges. Aujourd’hui, de
    la plus jeune de nos mains.
    Le mot, tandis que
    tu précipites le sel de la nuit, le regard
    de nouveau cherche l’auvent vitré :
    -Une étoile, mets-la,
    mets l’étoile dans la nuit.
    (-Dans la mienne, dans
    la mienne.)"
    ...
    "Strette & Autres Poèmes", traduction de Jean Daive,
    .

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