Festival de Venise, septembre 1937. San Marco est devenu un vrai salon de réception, toujours en fête.
Mais ce
qui met en émoi la Place Saint Marc et la Riva degli Schiavoni, c’est la présence dans ces parages de Marlène, la grande Marlène.
La voilà qui apparaît
suivie par une cohorte de curieux qui grossit sans cesse jusqu’à la cacher complètement.
Les gens accourent depuis les rues voisines, avertis par l’appel marin des buccins,
ou par les coups de canons qui annoncent l'arrivée d'une escadre navale : tous
accourent, et depuis les arcades et les corniches du Palais Ducal, tous les
pigeons descendent en piqué vers la place.
La voilà la voilà, Marlène : on
l’escorte jusqu’au café Florian ; une jeune fille l’accompagne — sa fille ?
mais ce n’est pas une enfant, et elle semble plus grande et plus jolie qu’elle.
Un homme la suit ; il a un regard
perçant, un aspect ostensiblement exotique, presque colonial, un visage
enflammé par une moustache blonde : c’est Sternberg, le célèbre et génial
cinéaste. Avec eux, il y a aussi trois personnes à l’aspect neutre et banal.
Ils
se sont assis à une table proche de la mienne, sur la place.
Les bras de
Marlène sont nus et maigres ; elle porte un petit chapeau vert tyrolien. C’est
tout à fait elle, comme on pouvait la voir sur l’écran, mais sans fard ni apprêt,
sans plumes ni rien de brillant, plus tranquille et détendu que jamais — sage comme
une mère à côté de sa fille.
L’homme intéressant aux cheveux un peu longs, aux favoris et aux moustaches qui
nous semblaient blonds mais ne le sont pas vraiment, tape sur son épaule avec
une sorte de badine ; il paraît légèrement irrité par cette foule immobile
réunie autour d’eux.
De son côté,
Marlène semble amusée, elle rit sans s’esclaffer en regardant ce mur de jeunes
gens vénitiens et de badauds qui, les bras croisés, montent la garde sans broncher :
pétrifiés d’admiration.
***
Marlène porte à ses lèvres une cigarette, avec ses
belles mains aux doigts longs et potelés, mais elle est continuellement
distraite, et elle ne fume pratiquement pas.
Sa tenue est simple, presque
pauvre. Sur elle, il n’y a rien de précieux ; aucun bijou, ni bagues ni
colliers. Peut-être s’est-elle ainsi vêtue pour ne pas attirer l’attention et
ne pas exciter la curiosité.
On aurait dit qu’une partie se jouait entre elle
et ses admirateurs, c’était à celui qui résisterait le plus longtemps : le public
muet d’un côté, et de l’autre la grande actrice, chacun gardant ses distances
pendant de longues minutes.
Ils se sont jaugés, comme deux adversaires qui se
rencontrent pour la première fois ; puis Marlène s’est levée lentement,
presque timidement ; elle a quitté la table, et après elle sa fille,
Sternberg et les trois autres. Alors, entendant derrière elle les
applaudissements et les manifestations d’enthousiasme, la star se retourna en
souriant, montrant ses vrais yeux d'une extraordinaire couleur vert et or ;
elle embrassa d'un regard enchanté ce monde si nouveau pour elle, cette
place légendaire, cette foule italienne si aimable, discrète et adorable.
Ce
fut un regard de grande artiste, encore plus beau que tous ceux qu’elle nous
avait déjà offerts sur l’écran.
Jean Cocteau lui a dit « Votre nom commence par une caresse et finit par un coup de cravache ».
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