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mercredi 22 janvier 2014

Devant le Palais-Vieux




Le David ! On prétend que, quand on l’installa devant le Palais-Vieux, qu’on retira le linge qui l’avait voilé, toutes les statues de la place poussèrent un cri de stupeur et d’extase. Car, derrière lui, il y a le peuple attentif des statues et celui des plaques commémoratives, Persée, Neptune, Cosme Ier, Donatello, Hercule, Cacus, Victor-Emmanuel, Dante et Savonarole, auxquels rend visite le peuple distrait des MM. et Mmes Muller, Brown, Dupont, Ramirez, Suzuki et Rossi. C’est tout à la fois l’Ur-chromo, le cours supérieur de l’école du tourisme, la première atteinte du mal de Stendhal. Et tout cela, ces voluptés, ces frissons, ces bouches bées, ces déclics de chambres obscures, ces effeuillages de guides colorés, ces inclinaisons de têtes, ces froncements de sourcils, ces roulements d’yeux, ces tensions d’index, ces envolées de chevelures, ces dépliements de jambes et de bras, ces « oh ! », ces « ah ! », ces « eh ! », tout cela se joue désormais sur l’échiquier de pavés façonnés, ordonnés, livrés ce matin même et qu’on n’a pas encore bien eu le temps de déballer. 




Ce pavé, il fallait en prendre copie, et cloîtrer l’original au musée. C’est ainsi qu’on pratique, ici où rien n’est authentique, où l’on admire les succédanés, le toc, le faux-semblant, où le véritable David est à l’abri des intempéries — des intempéries seules — dans une salle de l’Académie, où les hexagones du campanile, dessinés par Giotto, sont des calques, où le folklorique sanglier du vieux marché n’est plus en pierre, mais en bronze, où le génie ailé embrassant son dauphin dans la cour de la mairie n’est pas, malgré la signature, de la main de Verrocchio, où le clocher de Santa Croce date de 1847, où la façade de la cathédrale a quarante ans de moins, où la porte du baptistère fut refondue hier, rutilante, redorée à souhait comme un gratin saupoudré de gruyère. 

Mais, enfin, tout cela reste beau ; les statues n’ont pas cessé de pousser leurs cris de stupeur et d’extase. Pour l’anniversaire du bûcher de Savonarole, on répand des pétales de rose au milieu de la place. Un car de la police municipale stationne à l’angle du palais, prêt à toute éventualité. Le jour, des chevaux aux œillères de cuir attendent le bon vouloir des derniers romantiques pour tirer leur calèche dans les rues et semer du crottin sur les pavés modernes. Quelques soirs, un orphéon joue, éclairé par la lune, les grands airs du Barbier, de Norma, de Nabucco, les hymnes patriotiques, les chansons à boire. Tambours, clairons, hélicons, fifres ont dû revêtir un costume de page, les mèches grisonnantes sous le béret, les rouflaquettes, la joue pas bien rasée sur la collerette de dentelle, la montre à quartz au poignet, le jarret tendu sous le collant rouge et bleu. D’autres, debout, brandissent des trompettes romaines, les font tournoyer dans l’air et les reposent contre leur hanche, inutiles, silencieuses, pour ajouter au décor une touche de pittoresque. 

Thierry Laget  Florentiana  Editions Gallimard, 1993






Images : en haut, Olivier Lagrand  (Site Flickr)

au centre, Örgüt Çayli  (Site Flickr)

en bas, Ivan  (Site Flickr)



3 commentaires:

  1. Deux ombres sur le mur à contre-soleil. Est-ce ainsi qu'il faut approcher Florence ? Par le cœur, par ses ombres, en silence, en promeneur libéré du circuit touristique et choisir l'heure où la foule s'apaise pour écouter les voix du passé. Cette ville m'a toujours fait rêver.
    Je me souviens du voyage du Condottiere d'A.Suarès. Une autre façon de voyager. Est-ce pour cette ville que vous aviez choisi la page des chats ?
    En attendant de relire cette traversée des villes italiennes, je découvre avec bonheur cet ouvrage et j'attends (l'ayant commandé) de voir ce que Thierry Laget (sacrée plume !) écrit quand il a fait le vide des touristes, des copies de statues. Qu'aime-t-il en cette Florence ?

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    1. Je pense que vous ne serez pas déçue par cet ouvrage, vraiment délicieux. Vous verrez que Thierry Laget aime beaucoup de choses à Florence : les ponts, les marchés, la couleur de l'ombre, les collines et les belvédères, le souvenir de Mozart (et celui de Proust, qui n'a vu Florence qu'en rêve), les fenêtres, le son de la cloche d'un couvent au petit matin, et beaucoup d'autres choses encore !

      Les chats, c'est à Sienne, la bien aimée...

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    2. Ah, merci pour les chats de Sienne. Oui, j'ai du bonheur à attendre le livre de Thierry Laget dont j'avais apprécié les regards sur Stendhal et Proust. C'est la caverne d'Ali Baba chez vous ! Que de trésors...

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