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jeudi 30 janvier 2014

Ce corps de boue (Questo corpo di fango)




"Alla mattina, quando mi alzo, fuori c'è poca luce, e spesso una nuvola copre il fiume. Accade che io le faccia delle domande e lei risponde. Possibile che una nuvola sappia del mondo più di quanto ne so io ?"

M.A.



"Non so perché ma ho sentito per qualche attimo una vicinanza tra Cézanne et Michelangelo [Antonioni], perché questa montagna così religiosa li può riunire. Questa montagna che di sera si può incendiare, può diventare rossa, bianca, può restare sopra di noi, davanti a noi come un sogno. E io sento che nella risposta che dà la ragazza nella storia del film, c'è qualche cosa vicino al biancore di questa Sainte-Victoire."

"Questa città [Aix-en-Provence], con questo sgocciolio, mi è piaciuto molto, mi è piaciuto per il suo colore e per questo senso musicale che ti sta attorno alle orecchie, per dei discorsi che forse non puoi capire subito. Sono parole che stanno attorno a un mistero. Anche le fontane sono parole che non si capisce, mi sembra che siamo molto vicino a questo colloquio di questi due ragazzi. E quando ci sarà la sorpresa finale, di quello che vuole fare la ragazza, secondo me si capirà anche la musica delle fontane, che cosa volevano dire..."

(Commenti di Tonino Guerra)






Au début des années quatre-vingt, Michelangelo Antonioni publie Quel bowling sul Tevere, un curieux livre qui réunit des souvenirs, des récits de rêves, des fragments de journal, des ébauches de scénarios. Dix ans plus tard, Antonioni reprendra quelques unes de ces histoires dans Par delà les nuages et dans le film collectif Eros. C'est par exemple le cas de Ce corps de boue (le titre est emprunté à Thérèse d'Avila), qui deviendra le dernier épisode (et le plus réussi) de Par delà les nuages. Il se déroule à Aix-en-Provence, qui n'a jamais été aussi bien filmée, avec cette façon fluide et gracieuse d'accompagner les deux personnages (Vincent Pérez et Irène Jacob) dans leur promenade nocturne, qui est aussi l'adieu de la jeune fille à la vie "mondaine"... La scène de l'église a été tournée à Saint-Jean-de-Malte, tout près du musée Granet et de l'hôtel Cardinal que l'on voit à plusieurs reprises dans le film, et en particulier dans le très beau travelling final. Le texte que je cite ici est extrait de la première édition française de Quel bowling sul Tevere, publiée chez Jean-Claude Lattès en 1985 sous le titre Rien que des mensonges (et dans une traduction un peu négligée...). Une nouvelle édition est parue en 2004 aux éditions Images modernes, avec une reprise du titre original (Ce bowling sur le Tibre).

Nuit de Noël. Une nuit pluvieuse et odorante. Odorant n’est pas un adjectif cinématographique, mais je suis convaincu que le cinéma peut réussir à donner aussi cette sensation. Ce jour-là, le soleil s’était couché derrière des nuages à l’air inoffensif apparus au loin. Il s’était mis à pleuvoir peu après ; une pluie oblique, frappant les murs. On sentait une odeur de plâtre et d’asphalte mouillés.

Un homme descend les escaliers d’un immeuble cossu, traverse le hall d’entrée, ouvre la porte. Il ne sort pas. Il regarde la rue et le ciel. Il est jeune, il a un peu plus de trente ans. Il a aimé la journée vivante et stimulante qui est en train de se terminer. Fitzgerald aurait dit : une journée pleine de télégrammes imaginaires. Les pas qui résonnent derrière lui sont importants eux aussi. Il se retourne. C’est une jeune fille qui, en souriant, demande à passer. Il s’efface. La jeune fille sort et se met à marcher sur le trottoir. Elle porte un imperméable qui ne la moule pas ; peut-être est-elle bien faite. Elle marche à grandes enjambées. Elle s’éloigne sans bruit, comme dans un film muet. Au moment où elle passait devant lui, le jeune homme avait essayé de saisir son regard, mais sans succès. On ne peut pas dire qu’elle ait évité de le regarder, ses yeux regardaient simplement ailleurs.



Avec le même naturel, elle accepte qu’il la rattrape. Elle ne presse pas le pas, elle n’a pas l’air agacée. Même pas lorsque, s’étant mis à ses côtés, l’homme lui adresse la parole. Si elle le trouvait importun, un coup d’œil suffirait à le lui faire comprendre. Mais il n’y a pas de coup d’œil. C’est même là ce qui est curieux, elle ne le regarde jamais. Elle n’a pas besoin d’être rassurée par son visage. Ce n’est pas de sécurité qu’a besoin cette étrange jeune fille. Elle semble être envahie par une tranquillité qui touche à l’indifférence, par un calme qui se répand autour d’elle, dans la rue. L’homme ne s’occupe plus de la pluie ni des odeurs. Il y a entre eux un dialogue tout aussi paisible, avec cette question : « Où allez-vous ? » La réponse est : « À la messe. – Quelle heure est-il ? – Presque minuit. On se dépêche ? » dit-elle. Comme s’il était naturel que l’homme l’accompagnât à l’église.



Il n’y a pas beaucoup de monde à l’église mais les gens qui y sont la remplissent d’une animation inhabituelle. Ils bavardent en attendant que la messe commence ; ils rient, ils se saluent de loin entre les enfants qui courent, les vieilles qui ronchonnent et les allées et venues de jeunes gens bronzés qui reviennent du ski. La bande son est un brouhaha étouffé avec quelques notes aiguës qui feraient sursauter l’aiguille de l’enregistreur.

La jeune fille se place à l’écart, sur un banc vide. D’un coup d’œil rapide et d’un geste de la main, elle a fait comprendre à son compagnon qu’elle préfère rester seule et elle s’agenouille. Elle restera ainsi pendant toute la messe.

L’homme n’est pas pratiquant. Ni même très croyant. Il observe cette silhouette penchée dans l’attitude de la prière, immobile, et il attend qu’elle bouge, se retourne. N’importe quel signe d’intérêt à son égard lui ferait un grand plaisir. Mais le signe ne vient pas. Le jeune homme renonce à l’attendre. Pour se distraire, il observe autour de lui les gens, le prêtre qui officie, les pavements prétentieux et en mauvais état, les voix d’un chœur sans modulation. Puis, soudain, il y a un silence. Cela ne lui a jamais semblé naturel de baisser les yeux pendant l’élévation. L’hostie et le calice ne sont-ils pas exposés à l’adoration des fidèles ? Alors pourquoi ne pas les regarder ? Pourtant, maintenant, ce ne sont pas ces objets qui attirent son attention, mais la jeune fille qui est toujours là, immobile. Elle lui semble encore plus immobile. Indéchiffrable. Comme si elle était vide. Un imperméable vide, le corps ayant été jeté. Ce corps de boue, dit sainte Thérèse. Elle retient peut-être son souffle. Si longtemps ? Il essaie de l’imiter. Trente secondes, une minute, une minute et demie. Il n’y arrive pas. Elle est morte.

Mais le spectacle qu’elle offre, absorbée dans sa longue prostration, l’a touché. Il sent que son sang commence à battre dans ses veines. Cela lui est arrivé à d’autres reprises, face à des jeune filles qui étaient un peu droguées : c’était le même désir de s’unir à elles, de s’identifier à elles, tout en éprouvant dans l’étreinte une étrange conscience de sa propre existence. Une sorte de béatitude sans passion, mais très intense.

L’évocation de ces moments l’a distrait et la jeune fille a disparu. Le banc est vide. Le jeune homme se lève et sort de l’église. Il règne une grande animation, les gens sont tous dehors ; ils sont pressés, ils ont envie de manger, il est inutile de chercher la jeune fille parmi eux. Une angoisse désolée lui étreint le cœur. L’avoir laissée échapper ainsi est idiot, il s’en mordrait les doigts. Il ne connaît même pas son nom. Mais il sait où elle habite. Il part en courant. Il l’aperçoit au moment où elle tourne derrière le coin d’une maison. Pour la seconde fois de la soirée, il la rattrape et elle rit. Elle a les yeux brillants, comme si elle avait fumé.
– Je rentre à la maison, dit-elle.
Elle marche droite, lentement. Le jeune homme se sent heureux à ses côtés. Si quelqu’un lui disait que cette jeune fille n’est faite pour les bras d’aucun homme, il lui rirait au nez.



Le chemin du retour est très court. La porte est tout de suite là. La jeune fille lève son regard et finalement le regarde droit dans les yeux. Maintenant seulement il se rend compte de ses traits bien marqués, sensuels. Il lui semble n’avoir jamais éprouvé un désir aussi intense pour aucune femme, mais c’est un désir différent qui a quelque chose de tendre et de respectueux. « C’est ridicule », pense-t-il. Cependant, et il n’y peut rien, il y a une hésitation dans sa voix quand il dit :
– Je peux te voir demain ?
Elle continue à rire pendant les quelques secondes de silence qui précèdent sa réponse. Et c’est d’une voix dénuée d’émotion qu’elle dit :
– Demain, j’entre au couvent.

Quel magnifique début de film ! Mais pour moi, c’est un film qui finit ici.


Michelangelo Antonioni  Rien que des mensonges  Éditions Jean-Claude Lattès, 1985 (traduction : Sibylle Zavriew)







Images : église Saint-Jean-de-Malte : Scott Desmond (Site Flickr)

en bas : Fred Burdy (Site Flickr)

Photos de tournage à Aix-en-Provence : Wim Wenders

5 commentaires:

  1. L'église: un beau refuge pour les âmes pleines de coeurs.

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  2. Oui, un refuge, peut-être, mais ce que j'aime dans le texte et dans le film d'Antonioni, c'est qu'ils laissent ouvertes toutes les interprétations sur le choix de la jeune fille ; on reste face à un mystère, dont l'une des solutions se trouve peut-être, comme le dit Tonino Guerra, dans la musique des fontaines d'Aix, ou dans la lumière de la Sainte-Victoire...

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  3. Quel beau billet et quel intense souvenir... Je suis happée par les beaux visages si purs d'Irène Jacob et de Vincent Perez, par l'imposante et farouche montagne Sainte-Victoire, par Aix-en-Provence, la nuit... de Noël et par cette rencontre mystérieuse dont le dénouement est une surprise totale.
    W.Wenders et Antonioni liés dans cette aventure "par-delà les nuages". "Quatre petits poèmes en prose" pour faire trembler les certitudes et le désir. Le vieux maître offrait ce dernier cadeau sous la présence protectrice de W.Wenders... Magique.

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    1. Oui, cette rencontre entre Antonioni et Wenders, qui se met humblement au service du vieux maître très diminué, est très belle. Je profite de cette réponse pour traduire les deux extraits que j'ai placés en exergue :

      "Le matin, quand je me lève, il y a peu de lumière, et souvent un nuage cache le fleuve. Parfois, je l'interroge et il me répond. Se peut-il qu'un nuage en sache plus sur le monde que je n'en sais moi-même ?" (Michelangelo Antonioni)

      "Je ne pourrais pas l’expliquer, mais je trouve qu'il y a une proximité entre Cézanne et Antonioni, et cette montagne si mystique peut les réunir. Cette montagne qui le soir peut s'incendier, peut devenir rouge, blanche, apparaître au-dessus de nous, devant nous, comme un rêve. Et je sens que dans la réponse que donne la jeune fille dans le film, il y a quelque chose qui est très proche de la blancheur de la montagne Sainte Victoire.

      Cette ville [Aix-en-Provence], avec ses bruits d'eau, m'a beaucoup plu, à cause de sa couleur et de ce sens musical si perceptible ; elle nous dit des choses que l'on ne comprend pas immédiatement. Ce sont des mots qui entourent un mystère. Les fontaines aussi nous disent des choses incompréhensibles, et tout cela est en rapport avec la conversation des deux jeunes gens [Irène et Vincent]. Et quand viendra la surprise finale, la décision inattendue de la jeune fille, on comprendra à ce moment-là ce que la musique des fontaines voulait nous dire...." (Commentaire de Tonino Guerra).

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    2. " Et je sens que dans la réponse que donne la jeune fille dans le film, il y a quelque chose qui est très proche de la blancheur de la montagne Sainte Victoire."
      Un face à face avec une immensité de blancheur, un éblouissement et un effacement ou plus exactement, la jeune fille est absorbée par cette lumière, tant, qu'il la croyait morte. Elle en ressort allégée... Un peu l'extase de Saint-Augustin sur le balcon d'Ostie... Je pense aussi aux anges de W.Wenders sur les toits de Berlin. Deux mondes qui se frôlent - et parfois s'échangent - par le silence et l'amour.

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