C'est aujourd'hui le quatre-vingt dixième anniversaire de la naissance de Maria Callas ; à cette occasion, je propose ici le texte et la traduction d'une lettre que Pier Paolo Pasolini lui a écrite sur le tournage de Médée, et où l'on retrouve l'expression du lien étrange et profond qui les unissait : fascination, tendresse, complicité pour lui, attirance et amour (impossible) pour elle (dans l'une de ses lettres écrite "depuis les nuages" (elle se trouvait alors dans un avion pour New-York), elle lui dit : "Nous sommes liés par l'esprit, comme il est rare que deux êtres le soient dans la vie.").
« Cara Maria, stasera, appena finito di lavorare, su quel sentiero di polvere rosa, ho sentito con le mie antenne in te la stessa angoscia che ieri tu con le tue antenne hai sentito in me. Un'angoscia leggera leggera, non più che un'ombra, eppure invincibile. Ieri in me si trattava di un po' di nevrosi ; ma oggi in te c'era una ragione precisa (precisa fino a un certo punto, naturalmente) ad opprimerti, col sole che se ne andava. Era il sentimento di non essere stata del tutto padrona di te, del tuo corpo, della tua realtà : di essere stata "adoperata" (e per di più con la brutale fatalità tecnica che il cinema implica) e quindi di aver perduto in parte la tua totale libertà. Questo stringimento al cuore lo proverai spesso, durante la nostra opera, e lo sentirò anch'io con te. È terribile essere adoperati, ma anche adoperare.
Ma il cinema è fatto così : bisogna spezzare e frantumare una realtà "intera" per ricostruirla nella sua verità sintetica e assoluta, che la rende poi più "intera" ancora.
Tu sei come una pietra preziosa che viene violentemente frantumata in mille schegge per poter essere ricostruita di un materiale più duratura di quello della vità, cioè il materiale della poesia. È appunto terribile sentirsi spezzati, sentire che in uno certo momento, in una certa ora, in un certo giorno, non si è più tutti se stessi, ma una piccola scheggia di se stessi : e questo umilia, lo sò.
Io oggi ho colto un attimo del tuo fulgore, e tu avresti voluto darmelo tutto. Ma non è possibile. Ogni giorno un barbaglio, e alla fine si avrà l'intera, intatta luminosità. C'è poi anche il fatto che io parlo poco, oppure mi esprimo in termini un po' incomprensibili. Ma a questo ci vuol poco a mettere rimedio : sono un po' in trance, ho una visione o meglio delle visioni, le "Visioni della Medea" ; in queste condizioni di emergenza, devi avere un po' di pazienza con me, e cavarmi un po' le parole con la forza. Ti abbraccio. »
« Chère Maria, ce soir, à la fin de notre journée de travail, sur ce sentier de poudre rose, j'ai perçu avec mes antennes qu'il y avait en toi la même angoisse que celle qu'hier, avec tes antennes, tu as perçue en moi. Une angoisse très légère, à peine plus qu'une ombre, et pourtant invincible. Hier, il ne s'agissait pour moi que d'un peu de névrose ; mais aujourd'hui, il y avait en toi une raison précise (précise jusqu'à un certain point, naturellement) à ton accablement, au moment où le soleil disparaissait. C'était le sentiment de ne pas avoir eu complètement la maîtrise de toi-même, de ton corps, de ta réalité : d'avoir été "utilisée" (et de plus avec la fatale brutalité technique qu'implique le cinéma) et par conséquent d'avoir perdu en partie ta pleine liberté. Tu éprouveras souvent ce serrement de cœur, pendant notre tournage, et je l'éprouverai aussi avec toi. Il est terrible d'être celle qui est utilisée, mais aussi celui qui utilise.
Toutefois, c'est une exigence du cinéma : il faut briser en mille morceaux une réalité "entière" pour la reconstruire dans sa vérité synthétique et absolue, qui la rend par la suite plus "entière" encore.
Tu es comme une pierre précieuse que l'on brise violemment en mille éclats pour qu'elle puisse ensuite être restituée dans une matière plus durable que celle de la vie, c'est à dire la matière de la poésie. Il est justement terrible de se sentir brisés, de sentir qu'à un certain moment, à une certaine heure, en un certain jour, on n'est plus entièrement soi-même, mais seulement un éclat de soi-même : je sais combien cela peut-être humiliant.
Aujourd'hui, j'ai saisi un instant de ta splendeur, alors que tu aurais voulu me l'offrir tout entière. Mais ce n'est pas possible. À chaque jour sa lueur, et à la fin, on aura la lumière entière et intacte. Il y a aussi le fait que je parle peu, ou que j'ai tendance à m'exprimer de façon incompréhensible. Mais on peut facilement remédier à cela : c'est comme si j'étais en transe, j'ai une vision ou plutôt des visions, les "Visions de la Médée" ; dans cet état d'urgence, tu dois te montrer patiente avec moi, et m'arracher les paroles par la force. Je t'embrasse. »
(Traduction personnelle. Cette lettre inédite a été publiée dans l'édition du dimanche 27 mai 2012 du quotidien La Repubblica. On peut lire l'article intégral ici).
(Traduction personnelle. Cette lettre inédite a été publiée dans l'édition du dimanche 27 mai 2012 du quotidien La Repubblica. On peut lire l'article intégral ici).
Dei tuoi figli la madre
Tu vedi vinta e afflitta,
Fatta trista per te,
E pur da te proscritta.
Tu lo sai quanto un giorno t'amò, crudel,
A te fu cara un dì, crudel !
Sola qui, senza amor, scacciata, dolorosa,
Se mai mi fossi apparso,
Io sarei buona ancora,
Io sarei buona ancora,
Sarei pietosa!
Il cor non sapea le orrende passioni ;
Scorrea la notte in sogni buoni,
Splendea a me sereno il dì.
Ero felice allor,
Avevo un padre, un nido,
Ho dato tutto a te ;
Torna sposo per me !
Crudel ! Io non voglio che te,
Lo sdegno mio dimentico ;
Medea t'implora qui,
Medea ai piedi tuoi starà !
Pietà ! Per tanto amor che volli a te.
Torna a me ! Torna sposo per me !
Lettre magnifique et emplie d'une grande vérité sur la difficulté d'être transparent à l'autre. "Être un éclat de soi-même" et garder son secret...
RépondreSupprimerCes regards...et cette voix. Une merveilleuse Diva.
RépondreSupprimerBelle semaine
M de S
Oui, M de S,
RépondreSupprimerAu-delà de la lettre traduite par Emmanuel, ces deux êtres de haute volée et ce qu'ils s'offrent par les regards, hors les mots.
Quelle beauté! Et puis, cette véritable définition du cinéma : la réalité "entière" à reconstruire. Très beau cadeau, merci.
RépondreSupprimerMerci à vous tous, chers visiteurs attentifs et bienveillants !
SupprimerEffectivement, ces photographies et ces lettres témoignent du lien très fort et très particulier qui unissait ces deux êtres, alors que tout aurait pu les séparer : la radicalité politique de Pasolini, son orientation sexuelle, ses amitiés prolétaires, et de l'autre côté la diva toujours en quête de respectabilité et de quiétude bourgeoise (elle a toujours refusé de jouer Carmen sur scène parce qu'elle trouvait le personnage trop "cabaret" ; selon elle, une femme ne devait pas se comporter de la sorte !).
Le film qu'ils ont fait ensemble témoigne aussi de cette étrangeté : il y a à la fois chez Callas la volonté de se plier à la vision pasolinienne de Médée, beaucoup plus charnelle, barbare, pulsionnelle, de ce qu'elle a pu représenter à l'opéra, et une certaine distance, une sorte d'extériorité à l'univers de Pasolini. C'est ce décalage qui donne au film ce côté bizarrement inaccompli, qui fait qu'il est à la fois grandiose et raté...
Votre analyse de l'ambiguïté du film est vraiment intéressante, Emmanuel. Oui, deux êtres si différents qui auraient pu ne pas se rencontrer...
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