Je cite ici un troisième extrait de l'abécédaire de Francesco M. Cataluccio, intitulé L'ambaradan delle quisquiglie (quelque chose comme : Le grand bazar des bagatelles). Il s'agit du dernier article, Zittito (Il s'est tu) :
Peut-être parce que dans la famille de ma mère tout le monde était très bavard, le silence était considéré comme une chose proche de la mort. « Il s’est tu. », disait ma grand-mère Giulia quand elle apprenait le décès de quelqu’un. Les seuls moments où elle exigeait que l’on entende les mouches voler étaient ceux où elle consultait dans le journal la page des annonces nécrologiques. C’était un rite, comme si elle lisait le programme des cinémas. Elle y découvrait toujours le nom de quelqu’un qu’elle connaissait. Alors, elle repliait en soupirant les pages du journal et commençait à se préparer spirituellement aux funérailles (auxquelles elle aurait certainement assisté, en arrivant vingt minutes en avance et en repartant une demi-heure après la fin de la cérémonie).
Peut-être parce que dans la famille de ma mère tout le monde était très bavard, le silence était considéré comme une chose proche de la mort. « Il s’est tu. », disait ma grand-mère Giulia quand elle apprenait le décès de quelqu’un. Les seuls moments où elle exigeait que l’on entende les mouches voler étaient ceux où elle consultait dans le journal la page des annonces nécrologiques. C’était un rite, comme si elle lisait le programme des cinémas. Elle y découvrait toujours le nom de quelqu’un qu’elle connaissait. Alors, elle repliait en soupirant les pages du journal et commençait à se préparer spirituellement aux funérailles (auxquelles elle aurait certainement assisté, en arrivant vingt minutes en avance et en repartant une demi-heure après la fin de la cérémonie).
Elle baissait les paupières et commençait à parler de la personne disparue. À ce moment-là, c'était elle qui lui redonnait une voix. Elle était tellement
prise par ce qu’elle racontait qu’elle se laissait gagner par l’émotion, mais
aussi par le rire, en se souvenant de l’existence du défunt envisagée de son
point de vue. Elle finissait toujours par s’écarter du sujet pour parler
d’elle-même. Sa terreur était un enterrement désert et silencieux. Elle nous
reprochait amèrement ce sort qui serait le sien, par la faute de fils, de
petits-fils et de parents insensibles et trop occupés (je ne sus jamais à quoi
ressemblèrent ses funérailles, parce que, lorsqu’elle mourut subitement, je me
trouvais à Prague et ma mère interdit à tout le monde de me communiquer la
nouvelle pour ne pas me faire de la peine et m’obliger à multiplier les
prouesses pour rentrer à temps :
ainsi, comme si elle s’était changée en étoile qui émet toujours de la lumière
alors qu’elle n’existe plus, je continuai à lui envoyer d’affectueuses cartes
postales qui restaient sans réponses et à demander de ses nouvelles en
n’obtenant que des réponses expéditives ; ce n’est que huit mois plus tard
que la vérité me fut finalement révélée, par mon frère et mon cousin venus tout exprès m’attendre à la
gare ; et tandis que je pleurais et tempêtait, ils s’empiffraient avec les
chocolats que je leur avais offerts).
Depuis bien des années, il me semble avoir
compris que ma grand-mère avait raison : raconter, c’est vivre. L’humanité
a toujours survécu parce qu’elle a raconté : les histoires sont le souffle
du monde. Et s’il n’y avait plus rien à raconter ? Un personnage
secondaire de Kundera dit : « Depuis James Joyce déjà, nous savons
que la plus grande aventure de notre vie est l’absence d’aventures. (...)
L’Odyssée d’Homère s’est transportée au-dedans. Elle s’est intériorisée. Les
îles, les mers, les sirènes qui nous séduisent, Ithaque qui nous rappelle, ce
ne sont aujourd’hui que les voix de notre être intérieur. »
Francesco M. Cataluccio L'ambaradan delle quisquiglie Sellerio editore Palermo, 2012 (Traduction personnelle)
La citation finale est extraite du Livre du rire et de l'oubli, de Milan Kundera (Gallimard, 1979, traduit du tchèque par François Kérel).
Francesco M. Cataluccio L'ambaradan delle quisquiglie Sellerio editore Palermo, 2012 (Traduction personnelle)
La citation finale est extraite du Livre du rire et de l'oubli, de Milan Kundera (Gallimard, 1979, traduit du tchèque par François Kérel).
En lisant, j'ai tout de suite pensé au chapitre du livre de Giovanni Comisso " Jeux d'enfance" consacré à l'enterrement de son père. L'auteur insère ce passage en italique et il devient une histoire à part entière, illustrant du même coup la phrase de la grand-mère citée dans le texte de Cataluccio "raconter c'est vivre".
RépondreSupprimerAu sujet de ces affiches (avis de décès) que l'on voit toujours sur les murs italiens, il faudrait bien qu'un jour un écrivain nous parle de ce "rapprochement" avec la mort.
L'avant dernière photo est magnifique : ah ! le restaurant erotico Gilda !
Je me souviens aussi de ce passage du livre de Comisso, et particulièrement de la fin du récit, où le narrateur a l'impression qu'il ne voit plus le paysage de la même façon puisque désormais, au sein de cette terre se trouve le corps de son père...
SupprimerA propos des "affiches" nécrologiques sur les murs des villes, j'ai souvent remarqué que c'est une des choses qui étonnent le plus ceux qui visitent pour la première fois l'Italie...
C'est vrai. Et, en Sicile, c'est le nombre incalculable d'affiches placardées ou de petits sanctuaires rappelant un crime de la mafia.
SupprimerC'est vrai qu'il y a quelque chose d'irréversible dans la mort et que ça commence par le silence ("Il s'est tu") mais avec le temps notre mémoire est hantée par la voix de celui ou celle, aimé(e) qui n'est plus, concrètement, du côté des vivants. Nous voyageons alors par la tendresse jusqu'à cette mémoire. Atteinte, elle efface le présent et nous relie à un temps où tout était possible, comme de répondre à cette voix, comme de sourire à ce visage. Parfois des lettres conservées comme des trésors portent l'empreinte de cette voix, entraînant un visage, un corps, des gestes. Puis tout se brouille et s'efface et l'on se sent bien seul, ne sachant, puisque personne n'en est revenu si ailleurs, si autrement, si miraculeusement il est un temps, un ailleurs où ce qui "s'est tu" reviendra, troublant... Peut-être aussi notre silence est-il le sésame pour la rejoindre...
RépondreSupprimerTrès belle réflexion, merci Christiane !
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