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mercredi 3 avril 2013

Febo, un cane come me (Phébus, un chien comme moi)



"Très tard, il y a encore des jours heureux - c'est déjà de l'autre côté. Il y a de jolies promenades, mais c'est au pays des ombres."

                                                  Renaud Camus Vie du chien Horla, Ed. P.O.L, 2003



"Nous l'appelions Taureau. Un griffon aux poils sombres...
Taureau chasse aujourd'hui sur la piste des Ombres,
Sans bruit... J'écoute encore, assis près du foyer,
Mais je ne l'entends pas, dans la nuit, aboyer."

Tombeau d'un chien, Anthologie Palatine, VII, 211 (Traduction : Marguerite Yourcenar)







Phébus (Febo) était un chien de la race des "lévriers du Stromboli", que Curzio Malaparte avait recueilli à Lipari, où les autorités fascistes l'avaient envoyé en résidence surveillée en 1933. Il faisait partie d'une bande de chiens errants, et Malaparte réussit à gagner sa confiance au point qu'il devint le fidèle compagnon de l'auteur de Kaputt qui n'hésitait pas à écrire que Phébus était "l'élément le plus intime et le plus noble de (sa) vie". Les lecteurs de La Peau se souviennent sûrement du passage terrible où le malheureux Phébus est capturé et utilisé comme cobaye pour des expériences médicales ; son maître Malaparte le retrouve sur une table de vivisection où un médecin charitable accepte de l'euthanasier pour abréger ses souffrances. Cette fin atroce n'a heureusement existé que dans l'imagination fertile – et volontiers portée à l'invention macabre – de Malaparte. Comme l'écrit son meilleur biographe, Giordano Bruno Guerri : "que les lecteurs de La Peau se rassurent : Phébus n'est pas mort de la façon atroce qui est décrite dans le livre, mais dans son lit, qui était aussi celui de son maître, à Capri ; il eut même droit à un monument funèbre devant la villa et il était bien rare que Malaparte passât dans ces parages sans adresser un signe d'amitié à son cher Phébus." Malaparte a consacré deux textes à Phébus : Febo, cane metafisico (Phébus, chien métaphysique) et Febo, un cane come me (Phébus, un chien comme moi) ; c'est de ce dernier texte que j'ai extrait ce passage :

« Spesso la notte, dall'alta soglia ventosa della mia casa a picco sul mare, nelle ansiose veglie cui mi costringeva la mia febbre maligna, guardavo le barche dei pescatori uscire incontro alla luna, ascoltando il suono lamentoso delle conche marine allontanarsi nell'argentea caligine. S'accendevano i fuochi dei pastori sui monti, i cani randagi latravano nelle selve di ginestre, il mare respirava dolcemente davanti alla mia porta. E io mi accorgevo a un tratto che Febo, accovacciato ai miei piedi, mi fissava con un triste e nobile rimprovero nello sguardo affettuoso. Io provavo allora una strana vergogna, quasi un rimorso, della mia tristezza, una specie di pudore di fronte a lui. Sentivo che Febo, in quei momenti, mi disprezzava : con dolore, con delicato affetto ; ma certo v'era, nel suo sguardo, un'ombra di pietà e, insieme, di disprezzo. Così, a poco a poco, io l'ebbi non solo compagno, ma giudice. Egli era il custode della mia dignità, il mio dorufòrema.

Talvolta, quando più la solitudine mi stringeva il cuore, io avvertivo nei suoi occhi non quell'espressione di attesa paziente, che molti leggono nell'occhio del cane : ma uno sguardo lungo, pesante, pieno di oscuri significati. Sentivo la sua presenza come quella di un'ombra, della mia ombra. Era come un riflesso del mio spirito. Egli m'aiutava, con la sua sola presenza, a riacquistare quel distacco dal bene e dal male, che è la prima condizione della serenità e della saggezza nella vita umana. E anche oggi, forse più di allora, sento che Febo mi assomiglia, che egli altro non è se non il riflesso della mia coscienza, della mia vita segreta. Il ritratto, insomma, di me stesso, di tutto ciò che v'è di più profondo, di più intimo, in me, di più istintivo. Il mio spettro, direi. 

Ormai io riconosco in lui i miei moti più misteriosi, i miei istanti più incerti, i miei dubbi, i miei spaventi, le mie speranze. Mia è questa sua dignità di fronte agli uomini, mio questo suo orgoglioso coraggio di fronte alla vita, questo suo disprezzo per i facili sentimenti umani. Mia è la sua coscienza morale. Ma più assai di me egli è sensibile agli oscuri presagi, alle voci della natura. Questa sua estrema sensibilità mi riempie spesso di uno strano timore, dove la speranza ha gran parte. E non già quando egli sente giungere di lontano le ore tristi e i neri pensieri, simili a quegli insetti morti che il vento porta chi sa di dove. Ma quando, disteso ai miei piedi, con le orecchie dritte, gli occhi attenti, egli avverte intorno a me una presenza invisibile, un'ombra, una larva che ora si avvicina, ora si allontana, sfiorandomi la fronte, spiandomi di dietro il vetro della finestra. Dai moti di Febo, io capisco se la misteriosa presenza è vicina o lontana ; e allorché si leva d'un balzo, e abbaia feroce e disperato, e poi tace sereno, e viene a posarmi il muso sulle ginocchia, io so che l'ombra è fuggita, che nessun pericolo minaccia più il mio riposo o il mio lavoro. 

Un giorno Febo mi fisserà con uno sguardo d'addio, si allontanerà per sempre. Come Alcesti, egli uscirà dalla mia casa volgendosi indietro ogni tanto : negli occhi azzurri, velati di lacrime, io vedrò splendere un supremo sentimento di pietà e di amore. Il mio unico amico, il più caro dei miei fratelli, mi lascerà per sempre. Non tornerà più. Resterò solo accanto al fuoco, il libro aperto sulle ginocchia, e non avrò il coraggio di volgere il viso verso la porta aperta. Ma sono certo che Febo, a un tratto, mi chiamerà di lontano. Il suo latrato stanco mi chiamerà dal fondo della notte. Ed io so che gli andrò dietro, per seguire il suo e il mio destino. Ci allontaneremo sotto la luna, nell'erba alta, lungo il fiume, e Febo abbaierà contento : così ce ne andremo tutti e due, come due vecchi amici, come due cari fratelli, ruzzando e rincorrendoci, in quel felice gioco senza ritorno. »

Curzio Malaparte  Cane come me (in Donna come me, Vallecchi Ed. 2002)






« Souvent la nuit, du seuil élevé et venteux de ma maison qui surplombe la mer, dans les veilles angoissées auxquelles me contraignait ma fièvre maligne, je regardais les barques des pêcheurs sortant à la rencontre de la lune, et j'écoutais le bruit plaintif des conques marines s'éloigner dans la brume argentée. Les feux des bergers s'allumaient sur les montagnes, les chiens errants aboyaient dans les bois de genêts, la mer respirait doucement devant ma porte. Et je m'apercevais tout à coup que Phébus, blotti à mes pieds, me fixait avec un reproche attristé et noble dans son regard affectueux. J'éprouvais alors une honte bizarre, presque un remords, de ma tristesse ; une sorte de pudeur devant lui. Je sentais que, dans ces moments, Phébus me méprisait : avec douleur, avec une tendre affection ; mais il avait certainement dans son regard une ombre de pitié et, en même temps, de mépris. Ainsi, peu à peu, il fut non seulement mon compagnon, mais mon juge. Il était le gardien de ma dignité, mon porte-lance.

Parfois, quand la solitude me serrait davantage le cœur, je n'apercevais plus dans ses yeux cette expression de patiente expectative que beaucoup de gens lisent dans l'œil du chien ; mais son regard long, lourd, plein d'obscurs symboles. Je sentais sa présence comme celle d'une ombre de mon ombre. C'était comme un reflet de mon esprit. Il m'aidait, par sa seule présence, à retrouver ce mépris du bien et du mal qui est la condition première de la sérénité et de la sagesse dans la vie humaine. Et aujourd'hui encore, peut-être plus qu'alors, je sens que Phébus me ressemble, qu'il n'est autre chose que le reflet de ma conscience, de ma vie secrète. Le portrait, en somme, de moi-même, de tout ce qu'il y a de plus profond, de plus intime, en moi, de plus instinctif. Mon spectre, pour ainsi dire.

Maintenant, je reconnais en lui mes mouvements les plus mystérieux, mes instants les plus incertains, mes doutes, mes épouvantes, mes espoirs. Sa dignité devant les hommes, c'est la mienne, son courageux orgueil devant la vie, c'est le mien, son mépris pour les sentiments faciles de l'homme est aussi le mien. Sa conscience morale est encore la mienne. Mais beaucoup plus que moi encore, il est sensible aux obscurs présages, aux voix de la nature. Son extrême sensibilité m'emplit souvent d'une crainte étrange, où l'espoir occupe une grande place. Non pas quand il sent venir de loin les heures tristes et les idées noires, pareilles à ces insectes morts que le vent apporte on ne sait d'où. Mais quand, étendu à mes pieds, les oreilles dressées, les yeux attentifs, il devine autour de moi une présence invisible, une ombre, un fantôme qui tantôt s'approche, tantôt s'éloigne, effleurant mon front, me guettant derrière la vitre de la fenêtre. D'après les mouvements de Phébus, je comprends si la mystérieuse présence est proche ou lointaine ; et quand il se lève d'un bond, pousse un aboiement féroce et désespéré, puis se tait rasséréné et vient poser son museau sur mes genoux, je sais que l'ombre s'est enfuie, qu'aucun péril ne menace plus mon repos ni mon travail.

Un jour Phébus me fixera avec un regard d'adieu, et il s'éloignera pour toujours. Comme Alceste, il sortira de ma maison en se retournant de temps en temps : dans ses yeux bleus, voilés de larmes, je verrai briller un dernier sentiment de pitié et d'amour. Mon seul ami, le plus cher de mes frères, me laissera pour toujours. Il ne reviendra plus. Je resterai tout seul près du feu, un livre ouvert sur mes genoux, et je n'aurai pas le courage de tourner mon regard vers la porte ouverte. Mais je suis sûr que Phébus, tout à coup, m'appellera de loin. Son aboiement fatigué m'appellera du fond de la nuit. Et je sais que je le suivrai pour accomplir son destin et le mien. Nous nous éloignerons sous la lune, dans l'herbe haute, le long du fleuve, et Phébus aboiera de bonheur ; nous partirons ainsi tous les deux comme deux vieux amis, comme deux frères qui s'aiment, jouant et nous poursuivant dans cet heureux jeu sans retour. »

Traduction : René Novella (Curzio Malaparte Une femme comme moi, éditions du Rocher, 1989)







Images : en bas, Site Flickr



3 commentaires:

  1. Quel texte fin et bouleversant ! ainsi l'écriture naissait dans la grande maison rouge, celle où fut tourné "Le mépris".
    Ce chien est ici un alter-ego prolongeant les pensées suspendues de l'écrivain, un passeur, entre réel et irréel, entre vie et mort. très impressionnant...
    Certaines bêtes nous portent cette affection indéfectible, cette fidélité à la vie à la mort, cette absence de jugement. On va mal, on a envie de solitude : ils s'écartent, patients et attendent le regard qui ouvrira la fête d'une caresse...
    Que raconte ce livre que je n'ai jamais lu ?

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    1. La maison dont il est question ici est celle qu'habitait Malaparte à Lipari, pendant sa période de résidence surveillée (de 1933 à 1935). La villa de Capri, immortalisée par le magnifique film de Godard, n'a été construite qu'au début des années quarante, après la publication d'"Une femme comme moi", d'où est extrait ce passage. Le livre réunit plusieurs textes autobiographiques : "Un jour comme moi", "Une ville comme moi", "Une terre comme moi", etc... C'est vraiment un très beau livre, sûrement l'un des meilleurs de Malaparte. J'en ai cité un autre passage ici : "Un saint comme moi".

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  2. Ce saint, il ne lui manque qu'une chose : ne pas savoir qu'il est un saint !
    Ce livre a l'air très beau, je l'ai commandé.
    Merci pour la maison. Oui, cet homme a eu une trajectoire complexe. Un chien dans son désarroi était certainement la compagnie dont il avait besoin... Il pouvait tout lui dire, il ne le répèterait pas... ne le jugerait pas.

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