J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les journées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre, soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je respire le seul bonheur dont je sois capable – une conscience attentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline, je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la campagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges aux graines noires, raisins translucides et gluants – autant d’appuis pour qui ne sait plus être seul (1). Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul (2) ; Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que leur fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin. A mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, oppressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les cigales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa : « In magnificentia naturae, resurgit spiritus. » C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur.
(1) C'est-à-dire tout le monde.
(2) C'est-à-dire tout le monde.
Albert Camus L'envers et l'endroit, éditions Gallimard, 1958
"L'Envers et l'Endroit", ce livre de jeunesse (il avait 22 ans...) où déjà tout est dit de ce qui sera son œuvre. Cette confrontation de la mort et de la lumière, de l'indifférence et de la joie. Dans cet essai "La mort dans l'âme", si ses amis l'arrachent à un séjour poisseux à Prague (où il sera confronté à la mort d'un touriste dans l'hôtel miteux où il loge), même s'il est soulagé d'arriver en Italie et se laisse aller au lyrisme devant la beauté de ce paysage, il écrira : "J'avais besoin d'une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon désespoir profond et de l'indifférence secrète d'un des plus beaux paysages du monde...".
RépondreSupprimerNous sommes là, très proches de certaines pages de Pétrole (Pasolini)... Un désespoir , une conscience extrême de l'absurde qui lui fait écrire, toujours dans cet essai : "Pour moi, aucune promesse d'immortalité dans ce pays. Que me faisait de revivre en mon âme, et sans yeux pour voir Vicence, sans mains pour toucher les raisins de Vicence, sans peau pour sentir la caresse de la nuit...".
"L'Envers et l'Endroit"... sa source... "dans ce monde de pauvreté et de lumière" où la révolte n'est jamais loin mais aussi cette "liberté du cœur, cette légère distance... cette ténacité muette".
Il place son chemin de solitude entre "deux anges tranquilles... l'un montre le visage de l'ami, l'autre la face de l'ennemi.", ce que coûte l'amour...;
Cher Emmanuel,
RépondreSupprimerCe commentaire sur un merveilleux texte de voyage pour vous remercier. Oui, grâce à vous, et à vos articles sur la Sicile, je viens de vivre des moments inoubliables que je tente de raconter sur mon blog (évidemment, je n'ai pas le talent de Camus, mais...) Pouvez-vous me renvoyer un mail sur julius-marx@hotmail.fr (le service vient d'effacer toutes mes anciennes correspondances) j'aimerai vous envoyer une invitation à consulter mes photos sur Flickr qui sont, cela va de soi, à votre entière disposition.
c'est beau, Julius, ce que vous écrivez.
RépondreSupprimerVoici un fragment de "Pétrole" de Pasolini (traduit de l'italien par R. de Ceccatty - Gallimard )qui se noue, pour moi, à ce beau texte de Camus.
"... nous étions dans la plénitude de l'été, et le temps semblait n'avoir jamais commencé ; on était dans le cœur de quelque chose - précisément silence, azur, plénitude - dont l'écoulement importait peu : mais sa fixité : chose qui se produit justement pour les jours du souvenir. Ce n'est qu'en référence à des étés du passé, à la lumière d'un quelconque de leurs jours, qu'elle est "aussi absolue, calme, profonde".
Merci à tous deux pour ces intéressants et aimables commentaires ! Julius, je vous ai envoyé un mail.
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