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vendredi 15 novembre 2013

Come fossi una bambola




L'image, dit la phénoménologie, est un néant d'objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n'est pas seulement l'absence de l'objet ; c'est aussi d'un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu'il a été là où je le vois. C'est ici qu'est la folie ; car jusqu'à ce jour, aucune représentation ne pouvait m'assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d'hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée (d'un côté «ce n'est pas là», de l'autre «mais cela a bien été») : image folle, frottée de réel.

J'essaye de rendre la spécialité de cette hallucination, et je trouve ceci : le soir même d'un jour où j'avais encore regardé des photos de ma mère, j'allai voir, avec des amis, le Casanova de Fellini ; j'étais triste, le film m'ennuyait ; mais lorsque Casanova s'est mis à danser avec la jeune automate, mes yeux ont été touchés d'une sorte d'acuité atroce et délicieuse, comme si je ressentais tout d'un coup les effets d'une drogue étrange ; chaque détail, que je voyais avec précision, le savourant, si je puis dire, jusqu'au bout de lui-même, me bouleversait : la minceur, la ténuité de la silhouette, comme s'il n'y avait qu'un peu de corps sous la robe aplatie ; les gants fripés de filoselle blanche ; le léger ridicule (mais qui me touchait) du plumet de la coiffure, ce visage peint et cependant individuel, innocent : quelque chose de désespérément inerte et cependant de disponible, d'offert, d'aimant, selon un mouvement angélique de «bonne volonté». Je pensai alors irrésistiblement à la Photographie : car tout cela, je pouvais le dire des photos qui me touchaient (dont j'avais fait, par méthode, la Photographie même).

Je crus comprendre qu'il y avait une sorte de lien (de nœud) entre la Photographie, la Folie et quelque chose dont je ne savais pas bien le nom. Je commençais par l'appeler : la souffrance d'amour. N'étais-je pas, en somme, amoureux de l'automate fellinien ? N'est-on pas amoureux de certaines photographies ? (Regardant des photos du monde proustien, je tombe amoureux de Julia Bartet, du duc de Guiche.) Pourtant, ce n'était pas tout à fait ça. C'était une vague plus ample que le sentiment amoureux. Dans l'amour soulevé par la Photographie (par certaines photos), une autre musique se faisait entendre, au nom bizarrement démodé : la Pitié. Je rassemblais dans une dernière pensée les images qui m'avaient «point» (puisque telle est l'action du punctum), comme celle de la négresse au mince collier, aux souliers à brides. A travers chacune d'elles, infailliblement, je passais outre l'irréalité de la chose représentée, j'entrais follement dans le spectacle, dans l'image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche, lorsque le 3 janvier 1889, il se jeta en pleurant au cou d'un cheval martyrisé : devenu fou pour cause de Pitié.

Roland Barthes La Chambre claire Cahiers du cinéma / Gallimard / Seuil, 1980






Source de la vidéo
: Site YouTube


6 commentaires:

  1. Pin pidìn
    cosa gàstu visto?
    Sta piavoléta nua
    'sto corpezìn 'ste rozéte
    'sta viola che te consola...

    Cù l'amicizia

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  2. Ne serait-ce pas du haut vénitien et plus précisément du Andrea Zanzotto sopra ?
    Ciao !

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  3. Zanzotto, oui, et pour la traduction, c'est ici !

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  4. Ce texte de Barthes est extraordinaire. Sa quête du visage de la mère qui lui est rendu par cette photo de l'enfant qu'elle a été, et qu'il n'a pas connue, est bouleversante.
    "J'observai la petite fille et je retrouvai enfin ma mère. La clarté de son visage, la pose naïve de ses mains, la place qu'elle avait occupée docilement sans se montrer ni se cacher(...) l'affirmation d'une douceur. Sur cette image de petite fille je voyais la bonté qui avait formé son être tout de suite et pour toujours, sans qu'elle la tînt de personne (...)
    Pour une fois, la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l'éprouva Proust..."

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  5. 2011...2013..
    Ce rapport au passé dans la réédition de ce billet nous donnant accès à ce texte passionnant de Barthes m'a donné envie de le relire en entier (94 pages) et de revoir les photos que vous mettez en lien et les autres ainsi que leur légende. Sacrée méditation qui pourrait prendre centre sur cette citation de Nietzsche (30/II/) :
    "Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane."
    Je rencontre, à nouveau cette longue comparaison entre la mort et la photo "...image vivante d'une chose morte. car l'immobilité de la photo est comme le résultat d'une confusion perverse entre deux concepts : le Réel et le Vivant(...) en déportant ce réel vers le passé ("ça a été"), elle suggère qu'il est déjà mort."
    Vers la fin vient ce texte si beau que vous mettez en lien avec - ô acrobate ! - l'extrait du film se rapportant à ce souvenir.
    La conclusion du texte est terrible : " Tout se transforme en image (...) la jouissance passe par l'image (...) les sociétés consomment aujourd'hui des images (...). Folle ou sage ? La photographie peut être l'un ou l'autre (...). A moi de choisir, de soumettre son spectacle au code civilisé des illusions parfaites, ou d'affronter en elle le réveil de l'intraitable réalité."
    Un très grand texte à méditer...
    Je garde bien sûr, ce passage notant l'émerveillement devant la photo retrouvée de sa mère, enfant, dans le jardin d'hiver et cette confidence : "Je suis seul devant elle, avec elle. La boucle est fermée, il n'y a pas d'issue. Je souffre, immobile (...) je ne puis transformer mon chagrin, je ne puis laisser dériver mon regard (...) rien, en elle, ne peut transformer mon chagrin en deuil."

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    1. Vous avez raison d'insister sur le lien entre la mort et la photographie ; on sait aujourd'hui à quel point "La Chambre claire" est lié au "Journal du deuil", et à la perte de la mère. Je ne sais si Barthes y a pensé, mais il y a aussi un lien avec l'un des films les plus mystérieux de Truffaut, "La Chambre verte", sorti en 1978 (deux ans avant le livre de Barthes)...

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