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samedi 14 mars 2015

Il mondo è una prigione (Le monde est une prison)




Il mondo è una prigione [Le monde est une prison], de Guglielmo Petroni est paru en 1948 dans la revue Botteghe Oscure et l’année suivante aux éditions Mondadori. L’auteur y raconte son arrestation à Rome en mai 1944, pour faits de résistance, par les fascistes alliés aux nazis. Incarcéré dans les cachots de la rue Tasso, gardés par les soldats allemands, puis à la prison romaine de Regina Coeli, il y subira des interrogatoires et des tortures et, condamné à mort, il ne devra son salut qu'à l’arrivée des troupes américaines et alliées dans la capitale, en juin 1944. 




Petroni témoigne donc quelques années plus tard de cet épisode dans un livre bref et poignant, d’où sont pourtant absents tout lyrisme et tout manichéisme. Dans une époque où en Italie s’élabore à travers le néo-réalisme le mythe de la Résistance, avec ses partisans héroïques et ses bourreaux impitoyables, le livre de Petroni étonne et choque dans la mesure où il ne cède pas au romantisme révolutionnaire et à la propagande mais choisit de donner une dimension intime et existentielle à son témoignage. On le verra dans l’extrait que je cite ci-dessous, la liberté retrouvée alors qu’il vient de frôler la mort n’est pas vécue de façon enthousiaste comme une libération de l’oppression et une porte ouverte sur un avenir radieux. De la même façon que Primo Levi dans Se questo è un uomo [Si c'est un homme], dont Il mondo è una prigione est proche par bien des aspects, Petroni nous livre son expérience intime d’une tragédie historique : au-delà des idéologies et des stratégies politiques, ce qui s’affirme dans cet ouvrage est l’aspect illusoire de toute Libération et la force d’un mal de vivre impossible à éradiquer, une sensation d’étrangeté, de détachement face à un monde et à une réalité que l’on n’arrive plus à appréhender. C’est cette lucidité, proche de celle de Camus, de Pavese et bien sûr de Primo Levi, qui fait aujourd’hui toute la force et la grande actualité de cet ouvrage hélas jamais traduit en français. 

Le passage que je cite ici est extrait du premier chapitre du livre : nous sommes quelques mois après la libération de Petroni, à la fin de l’année 1944, et l’auteur raconte d’abord une visite à la basilique San Frediano de Lucques, sa ville natale ; il y observe les fonts baptismaux du douzième siècle, dont les sculptures montrent des passages de l’Ancien Testament : Moïse recevant les Tables de la Loi, le passage de la mer Rouge et la lutte rageuse d’un homme contre un monstre protéiforme ; cette image le renvoie à sa propre lutte contre l’hydre fasciste et nazie. En sortant de la basilique, il se rend dans un café où il a une altercation avec deux jeunes soldats américains passablement éméchés : 

« Je marchai à nouveau dans les rues obscures. Une sorte de dégoût du monde me tourmentait ; je ne le reconnus pas tout de suite, mais je ne tardai pas à l’identifier ; c’était celui-là même qui ces derniers temps me terrassait souvent, c’était celui que j’avais découvert dans les moments complexes de ma récente existence. 

Sept mois auparavant, tandis que s’accomplissaient des événements qui allaient donner à tout mon passé le plus éclatant un aspect beaucoup plus éphémère, j’avais brusquement ressenti ce désarroi. La première fois, ce fut au moment de sortir de l’obscurité de la prison allemande de la rue Tasso, à Rome ; mais à ce moment-là, les préoccupations immédiates étaient encore trop nombreuses, je quittais un lieu effrayant pour un autre qui l’était tout autant, dans lequel mon proche avenir m’apparaissait encore plus obscur et incertain ; je n’eus donc pas la possibilité de m’arrêter pour analyser ce que je ressentais, je ne pus en aucune façon m’interroger sur la signification de ce regret, ce chagrin de quitter un lieu où j’aurai lentement achevé mon existence au milieu de mes autres compagnons. Mais le 4 juin, vraiment libre finalement, au moment de quitter la prison de Regina Coeli, tandis que je me dirigeai vers le Lungotevere della Lungara, j’eus le temps de considérer plus amplement cette sorte d’égarement spirituel qui pour la seconde fois s’emparait de moi. En franchissant la porte de la prison, je m’étais immobilisé un instant, dans l’attente de cette bouffée d’air qui gonfle la poitrine quand on revient à la vie, quand on revoit le ciel et les hommes après avoir cru les avoir perdus pour toujours : j’avais levé les yeux vers les toits de la ville ; c’était bien le ciel de Rome, dans toute sa perfection ; mais ce qui gonfla ma poitrine ne fut qu’un profond regret, un regret étrange et peut-être complexe. Je m’aperçus que je regrettais violemment les heures où ma vie était suspendue à un fil, menacée à chaque moment ; je regrettais la faim, l’obscurité et l’incertitude que, désormais, je laissais définitivement derrière moi.




J’étais à nouveau libre dans les rues de Rome, ou plutôt j'étais libre pour la première fois, je retournais parmi les hommes et auprès de ceux qui m’aimaient, avec sous le bras un balluchon rempli de chiffons et de poux ; j’étais au cœur de l’agitation de la rue, il y avait le soleil et le ciel, le vert des arbres touffus, j’avais échappé à la mort, à l’incertitude, à la peur, comment pouvais-je ne pas être heureux ? Je devais l’être et je le voulais : mais l’illusion ne résista pas. Je marchais au milieu de l’agitation de la foule, les derniers allemands fuyaient avec des visages sombres, leurs armes braquées, mais je sentais croître dans mon cœur la gêne de revenir parmi les hommes ; je sentais une forte attraction pour les jours passés dans les cellules crasseuses des prisons où j’avais vécu ces quelques semaines qui m’avaient semblé des années. 
Donc la prison, la liberté, ce n’étaient pas une vraie prison, une vraie liberté ? Est-ce le monde lui-même qui est une prison ? Sommes-nous peut-être notre propre prison, ou notre liberté n'existe-t-elle qu'en nous ? Les autres sont peut-être ta prison ? Une prison que tu pourras peut-être aimer, comme tu aimes maintenant celle bien concrète que tu laisses derrière toi avec cet obscur regret ? 
Plus tard, je trouvai des explications à ce processus psychologique, et je compris le caractère romantique de ces sentiments ; je me crus capable de l’élucider, mais je ne cessai en fait de percevoir la vanité de mes raisonnements, le fait que certaines vérités de notre âme ont une signification que l’on profane inutilement chaque fois que l’on veut la dépouiller de son mystère. 
Pourtant, depuis ce jour, je me sentis plus proche des autres, j’aimai de façon plus consciente ceux que j’aimais autrefois par instinct et par élection, mais que je négligeais dans la vie concrète ; je me sentis plus proche de ceux qui souffraient dans le monde bouleversé par la guerre, et pas seulement par la guerre. 
Mais ce dégoût d’exister, cet ennui de la nécessité de vivre ensemble s’emparait souvent de moi quand j’y pensais le moins ; j’avais souvent l’impression que c’était en lui que se trouvait toute la signification de mon passé le plus raffiné et le plus intellectuel, qu’il existait un autre moi-même que les événements avaient éloigné et qui maintenant se vengeait en m’assaillant avec ces pensées sombres et pleines de tristesse. »

Guglielmo Petroni  Il mondo è una prigione  Universale Economica Feltrinelli, 2005  (Traduction personnelle)



Retrouver Guglielmo Petroni sur ce blog :








Images : de haut en bas, (1) Valentina Perniciaro

(2) Chalm Revier, prison de Regina Coeli, Rome  (Site Flickr)

(3) Arianna Giunti

(4) Bruno, prison de Regina Coeli, Rome  (Site Flickr)

3 commentaires:

  1. Quelle force dans cette interrogation ! :
    "Sommes-nous peut-être notre propre prison, ou notre liberté n'existe-t-elle qu'en nous ? Les autres sont peut-être ta prison ? Une prison que tu pourras peut-être aimer, comme tu aimes maintenant celle bien concrète que tu laisses derrière toi avec cet obscur regret ? "

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  2. Nos barreaux intérieurs contre lesquelles nous nous cognons résolument, la marque de notre finitude, êtres finis et inachevés dans l'inachèvement infini, la prison comme une mort en nous. Ouvrir cette prison, c'est investir la surface de notre geôle. C'est la liberté, celle qui s'agite au coeur des cachots, c'est le temps passé et qui nous reste et que nous oublierons lorsque les portes s'ouvriront.

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    1. Merci de ce très intéressant et sensible écho au texte de Guglielmo Petroni.

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