Mardi 4 novembre [1958]
L’Etna, sublimité géographique dont la présence ferait pardonner à Taormine toutes les disgrâces... Hier, il était enrobé de nuages roulant en masse jusqu’à l’horizon marin, palette prodigieuse de gris, toutes les nuances, du gris plombé au gris velouté, presque blanc, de la gorge de colombe, – tout ce gris, pénétré, irradié par les derniers rayons du soleil derrière l’Etna, de sorte que ça et là le ciel gris avait des transparences pourprées, des rougeoiements estompés, de plus en plus mauves en se rapprochant de la mer : la lumière humide dissociait la montagne en plusieurs plans successifs creusant des reliefs que l’on ne voit pas d’habitude, – vague après vague de crêtes et de vallonnements d’où s’élevait une buée irisée, tandis que la cime se volatilisait dans un rayonnement intense issu d’un nuage ourlé de feu clair, – rayonnement aussi bien tracé que sur les dessins d’enfant, on pouvait compter les rayons, et l’Etna devenait un Sinaï. Ce matin, au contraire, il émergeait à nu, sculptural, mauve sur fond de bleu tendre, cône parfait, idée pure de volcan. Il n’est jamais pareil à lui-même, soit que, tronqué à la base par une ceinture de nuages, il flotte en plein ciel comme une île triangulaire au-dessus de Taormine, un énorme objet volant venu d’une planète inconnue : soit que le jeune soleil issu de la Calabre au petit matin le transmue en sorbet rose ; soit qu’il s’encapuchonne de nuées comme un vieux paysan coiffe un bonnet de nuit ; rarement serein, souvent maussade, brandissant la foudre, déclenchant les intempéries ; et le soir, apaisé, il tire toutes les deux minutes une petite langue de feu, bave un filet de lave incandescente.
A chaque aube, sur la terrasse, mon premier regard est pour l’Etna, à l’extrême droite ; puis mes yeux tournent selon un arc de cercle, le long duquel tour à tour se disposent : le rivage et la mer, les bougainvillées au bord de la terrasse, un cyprès, la mer encore, les pins parasols du jardin public, enfin le coquillage du théâtre grec, premier objet que touche et qu’attise le premier rayon dardé, par-dessus le détroit, des monts de Calabre. Alors d’un seul coup dans le feuillage éclate invisible un orphéon d’oiseaux ; et je vois la ville s’étirer laiteuse et somnolente sur son rocher à ma gauche, et au loin devant moi les barques de la nuit regagner le rivage de Naxos.
Encore un auteur et un livre que vous me faites découvrir ! Je me souviens pourtant que M.Houellebecq le citait dans "La carte et le territoire" comme un écrivain injustement oublié... puis j'ai oublié...
RépondreSupprimerPour le fragment que vous nous offrez, il est lié à l'émerveillement que laisse en nos mémoires certaines montagnes trouant l'aube d'un éclat mystérieux. Je pense bien sûr à J.Gracq et au "Tangri" du "Rivage des Syrtes".
Ah oui, il faut lire Jean-Louis Curtis ! Son journal ("Un miroir le long du chemin") est très beau, et ses livres se vendent à des prix dérisoires sur les sites d'ouvrages d'occasion. Sic transit gloria mundi...
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