Dans un livre de souvenirs qui paraît ces jours-ci aux éditions Buchet-Chastel, Un monde habité par le chant, Teresa Berganza raconte avec beaucoup de verve sa belle et longue carrière de mezzo-soprano commencée à Aix en 1957, dans la cour de l'Archevêché où elle a été une mémorable Dorabella au côté de la Fiordiligi de l'autre Teresa, Stich-Randall, dans le Cosi fan tutte de Mozart, sous la direction de Hans Rosbaud et le regard émerveillé de Gabriel Dussurget (il en reste fort heureusement des enregistrements).
Au cours de cet entretien avec Olivier Bellamy, il est bien sûr question de ses compositeurs de prédilection, Mozart et Rossini surtout, mais aussi Bizet avec Carmen, l'un des rôles qu'elle a le plus chanté (non sans quelque dommage pour sa voix...), et marqué à jamais. Berganza a aussi été une pionnière dans la redécouverte du répertoire baroque, à propos duquel elle regrette qu'il soit trop souvent chanté aujourd'hui avec une voix «fixe, blanche et plate». Elle rappelle également qu'elle fut l'une des premières cantatrices à donner dans des maisons d'opéra des récitals de lieder, de mélodies ou d'airs populaires espagnols, tirés des fameuses zarzuelas. Elle est particulièrement fière de ses interprétations de Brahms et Schumann (L'Amour et la vie d'une femme), ou des Enfantines de Moussorgski, qu'elle a merveilleusement chantées sans parler un mot de russe...
On retrouve aussi au fil des chapitres de nombreuses anecdotes ou remarques qui composent une véritable physiologie du chant, précise (parfois jusqu'à la trivialité), instructive, mais aussi très drôle et très enjouée. Avec la franchise et le franc-parler que lui permettent son caractère bien trempé, et sans doute également son âge, qu'elle ne cache pas (quatre-vingts ans), elle raconte ses collaborations avec les plus grands chefs d'orchestre du siècle dernier, qui l'ont pratiquement tous dirigée (le récit de sa rencontre avec Karajan est particulièrement savoureux), et ses relations avec ses collègues chanteurs (la liste est bien sûr très prestigieuse : Callas, Stich-Randall, Sutherland, Schwarzkopf, Della Casa, Price (Margaret), Freni, Ricciarelli, Alva, Kraus, Vickers, Domingo, Fischer-Dieskau, Christoff, Gobbi, Prey, Van Dam, Raimondi ; il n'y manque finalement que sa compatriote Caballé, dont le nom n'est pas cité une seule fois dans tout le livre...).
Pour donner une idée du ton spontané et frondeur de ces entretiens, je citerai ici quelques extraits du chapitre consacré aux metteurs en scène (en espérant que Berganza n'ait pas l'idée de se rendre cet été à Aix-en-Provence pour y voir le Don Giovanni que met en scène Dmitri Tcherniakov...) :
« Quand on voit du vrai théâtre, on se sent plus riche. L'opéra a souffert de conventions idiotes. Combien de fois avons-nous vu la soprano toucher ses yeux en chantant «Pleurez, mes yeux» ou le ténor chanter «Mon cœur» la main sur le cœur ! Et ces duettos bécassons où le ténor prend systématiquement la soprano par l'épaule. Dans Carmen, Luis Lima terminait l'air de la Fleur le dos au public et la salle était électrisée.
Par réaction à
une fausse tradition, à des mises en scène de patronage, un nouveau courant
est venu d’Allemagne et s’est malheureusement répandu en Europe. Des Traviata à
bicyclette, une Tosca en bikini, des Mozart «dépoussiérés» ont envahi la scène. Pour se faire un
nom, des metteurs en scène ont calqué leurs obsessions sexuelles sur
des chefs-d’œuvre.
On nous a menti
en prétendant qu’il fallait intéresser les jeunes à l’opéra. Mais les jeunes ne
sont pas si bêtes. Ils veulent la vérité du théâtre. Or Fidelio
dans un camp de concentration ou Don Carlos dans un bordel ou une pissotière, ce n’est pas la vérité. C’est la
mode. Et les critiques se sont faits piéger : ils ont écrit des pages entières pour
décrire la mise en scène, la discuter, l'expliquer en terminant
leur article sur trois lignes
pour dire que le chef d’orchestre n’était pas mal, que la soprano avait des aigus comme
ci ou la basse des graves comme ça.
Ces metteurs en
scène, on devrait les mettre en prison. Vous trouvez que j’exagère ? Que se passerait-il si l’on barbouillait un Tintoret ou si l’on recouvrait Notre-Dame de graffitis ?
Dénaturer un chef-d’œuvre est un
crime. Que ces metteurs en scène s’occupent d’art
contemporain, qu’ils fassent leurs propres installations, leurs propres créations, mais qu’ils cessent de polluer
l’histoire de l’art.
Rabaisser Mozart à une
simple histoire de coucherie, c’est de
la profanation. Quelquefois, ces tristes
sires, ces faux
intellectuels, ces faux
artistes ne se contentent pas de travestir la
Joconde en Che Guevara, ils changent la musique! Je me souviens
d’un Così fan tutte à Madrid où l’on
avait remplacé le chœur Bella vita militar par l’Internationale. Comment le chef
d’orchestre a-t-il pu tolérer cela ? Je suis sorti en
colère, après l’entracte, en hurlant que c’était «una mierda». La presse espagnole a relaté l’incident sans
prendre parti. Comment un critique peut-il avoir aussi peu
d’exigence ? Maria Callas aurait-elle toléré cela
? Non, elle aurait dévoré le
théâtre tout cru !
[...] À Clermont-Ferrand, j’ai préparé les chanteurs en vue d’un Don Giovanni mais je suis entré en conflit avec le metteur en scène. Il avait eu l’idée «géniale» de transformer Donna Elvira en nymphomane. Dans l’air du Catalogue, apprenant toutes les conquêtes de l’homme qu’elle épousait, elle se traînait par terre en se touchant les seins et le sexe. Mais comment peut-on avoir des idées aussi stupides ! Elvire est une grande dame de Castille de la plus haute noblesse qui part retrouver son mari à Séville parce qu’elle est amoureuse, abandonnée et désespérée ! Vous imaginez-vous ce que cela représente pour une aristocrate de son rang de traverser toute l'Espagne par les chemins chaotiques de l'époque, dans la poussière et à la merci des brigands ? C'est un acte de courage et d'amour incroyable. Elvire est une femme passionnée. Et on en fait une chienne en chaleur ! Quelle drôle de vision de la femme ! Ont-ils si peur des femmes tous ces metteurs en scène obsédés par le sexe et probablement frustrés ? Qu’ils aillent assouvir leurs fantasmes dans les lupanars et qu’ils laissent Mozart en paix ! »
Teresa Berganza (avec Olivier Bellamy) Un monde habité par le chant Éditions Buchet-Chastel, 2013
Duérmete, niño, duerme,
Duerme, mi alma,
Duérmete, lucerito
De la mañana.
Nanita, nana,
Nanita, nana.
Duérmete, lucerito
De la mañana.
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