Dans Museo d'ombre (Musée d'ombres), l'écrivain sicilien Gesualdo Bufalino dresse un inventaire de métiers disparus, de lieux de la mémoire, de vieilles locutions ou proverbes, de visages lointains et oubliés, tous puisés dans le passé de Comiso, un bourg de la Sicile ionienne où l'écrivain a passé la plus grande partie de sa vie. Cette collection mentale de jours, de gestes, de paroles et de lieux disparus, ce cortège d'ombres que convoque Bufalino, "que les souvenirs rendent malades et dont les souvenirs sont le remède", rejoint le projet d'un autre grand Sicilien, Leonardo Sciascia, dans Kermesse et Occhio di capra. Il existe une très belle édition française (bilingue) de Musée d'ombres, publiée par l'Institut culturel italien, dans sa collection Cahiers de l'Hôtel de Galliffet. L'extrait que je cite ici est le commentaire d'une vieille locution sicilienne :
"CHI TI FA MALI ?" "A VITA, MI FA MALI." ("Cosa ti duole ?" "La vita, mi duole.")
Vi è l'inganno del cielo : una vigna che s'è sudato un anno a tirare su, e ha i grappoli tondi e tosti come le mammelle di Donna Amalia, ecco viene la gelata secca e se la mangia via.
V'è il tradimento del sangue : i figlioli dirazzano, lui fra bettola e casino, lei alla finestra col muso pittato. E non dicono più voscenza, se uno li sgrida cominciano a canticciare zuzuzù zuzuzù.
Vi sono le posteme della miseria : da non poter comprare né i gambali per le notti d'addiaccio, né la pipata di tabacco dopo il pranzo di pane e cipolle ; da non potere sperare mai una mezza giornata di quiete, di pulizia, con gli amici al tavolo del caffè, mentre suonano il Rigoletto.
Vi è l'inimicizia del tempo : ogni mattina ha la sua pena, i reumi, la prostata. E le vampate al viso, un dolore (sarà un reuma anche questo) qui a sommo del petto, suppergiù dove c'è il cuore.
Allora, quando bussa il dottore Cabibbo e domanda dietro la porta : "Chi ti fa mali ?", "A vita, mi fa mali.", si risponde.
Gesualdo Bufalino Museo d'ombre Ed. Bompiani
« CHI TI FA MALE ? » « A VITA, MI FA MALI. » (« Tu as mal où ? » « J'ai mal à la vie. »)
Il y a la duperie du ciel : une vigne qu'on a sué sang et eau toute l'année pour lui faire prendre des forces, on voit maintenant des grappes rondes et fermes comme les seins de Donna Amalia, arrive la gelée blanche, et elle mange le tout en un instant.
Il y a la trahison de son propre sang : les enfants dégénèrent, le garçon entre taverne et bordel, la fille à la fenêtre, le museau peinturluré. Et ils ne disent plus voscenza (Votre excellence), si tu les reprends, ils se mettent à chantonner, gna gna gna et gna gna gna.
Il y a les abcès de la misère : ne plus pouvoir s'offrir les jambières pour les nuits glacées où l'on campe aux champs, ni la pipe de tabac après le repas de pain et d'oignons, ne plus pouvoir même espérer une demi-journée dans le calme et la propreté, attablé au café avec les amis tandis qu'on joue Rigoletto.
Il y a l'inimitié du temps : à chaque matin sa peine, les rhumatismes, la prostate. Et ces bouffées au visage, cette douleur-là – encore un rhumatisme sans doute – en haut de la poitrine, dans la région du cœur.
Alors, quand le docteur Cabibbo frappe et demande, derrière la porte : « Tu as mal où ? », on lui répond : « J'ai mal à la vie. »
Traduction : André Lentin et Stefano Mangano (Musée d'ombres, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2008)
"CHI TI FA MALI ?" "A VITA, MI FA MALI." ("Cosa ti duole ?" "La vita, mi duole.")
Vi è l'inganno del cielo : una vigna che s'è sudato un anno a tirare su, e ha i grappoli tondi e tosti come le mammelle di Donna Amalia, ecco viene la gelata secca e se la mangia via.
V'è il tradimento del sangue : i figlioli dirazzano, lui fra bettola e casino, lei alla finestra col muso pittato. E non dicono più voscenza, se uno li sgrida cominciano a canticciare zuzuzù zuzuzù.
Vi sono le posteme della miseria : da non poter comprare né i gambali per le notti d'addiaccio, né la pipata di tabacco dopo il pranzo di pane e cipolle ; da non potere sperare mai una mezza giornata di quiete, di pulizia, con gli amici al tavolo del caffè, mentre suonano il Rigoletto.
Vi è l'inimicizia del tempo : ogni mattina ha la sua pena, i reumi, la prostata. E le vampate al viso, un dolore (sarà un reuma anche questo) qui a sommo del petto, suppergiù dove c'è il cuore.
Allora, quando bussa il dottore Cabibbo e domanda dietro la porta : "Chi ti fa mali ?", "A vita, mi fa mali.", si risponde.
Gesualdo Bufalino Museo d'ombre Ed. Bompiani
« CHI TI FA MALE ? » « A VITA, MI FA MALI. » (« Tu as mal où ? » « J'ai mal à la vie. »)
Il y a la duperie du ciel : une vigne qu'on a sué sang et eau toute l'année pour lui faire prendre des forces, on voit maintenant des grappes rondes et fermes comme les seins de Donna Amalia, arrive la gelée blanche, et elle mange le tout en un instant.
Il y a la trahison de son propre sang : les enfants dégénèrent, le garçon entre taverne et bordel, la fille à la fenêtre, le museau peinturluré. Et ils ne disent plus voscenza (Votre excellence), si tu les reprends, ils se mettent à chantonner, gna gna gna et gna gna gna.
Il y a les abcès de la misère : ne plus pouvoir s'offrir les jambières pour les nuits glacées où l'on campe aux champs, ni la pipe de tabac après le repas de pain et d'oignons, ne plus pouvoir même espérer une demi-journée dans le calme et la propreté, attablé au café avec les amis tandis qu'on joue Rigoletto.
Il y a l'inimitié du temps : à chaque matin sa peine, les rhumatismes, la prostate. Et ces bouffées au visage, cette douleur-là – encore un rhumatisme sans doute – en haut de la poitrine, dans la région du cœur.
Alors, quand le docteur Cabibbo frappe et demande, derrière la porte : « Tu as mal où ? », on lui répond : « J'ai mal à la vie. »
Traduction : André Lentin et Stefano Mangano (Musée d'ombres, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2008)
Travail que poursuit aussi Camilleri. Il est frappant de constater que ses romans s'inscrivent dans la continuité du "jour de la chouette" par exemple.Voici un extrait de ce qu'il écrit dans la post-face de son premier roman "Le cours des choses".
RépondreSupprimer"Les problèmes survinrent quand je pris la plume. Je compris vite, au bout de quelques tentatives d'écriture, que les mots que j'employais ne m'appartenaient pas totalement.Je m'en servais certes,mais c'étaient les mêmes que j'avais à ma disposition pour rédiger un formulaire administratif ou une carte de voeux. Quand je cherchais une phrase ou un mot qui se rapprochât le plus possible de ce que j'avais en tête d'écrire, je le trouvais immédiatement dans mon dialecte, ou plutôt dans le "parler" quotidien qu'on employait chez moi."
Plus loin, il cite aussi "cet affreux pastis de la rue des Merles" de Carlo Emilio Gadda.
Existe-t-il des traductions de cet auteur?
Oui, j'ai failli d'ailleurs citer dans ma petite introduction "Il Gioco della mosca" de Camilleri, qui est aussi une sorte de répertoire d'anciennes expressions siciliennes. La différence entre Bufalino, Siascia et Camilleri est que les deux premiers refusent l'usage du dialecte dans leurs romans ou récits, alors que Camilleri en a fait une sorte de marque de fabrique (même si le dialecte de Camilleri est une sorte de synthèse, une invention personnelle d'une grande richesse, qui ne se réduit pas à l'usage pur et simple du sicilien).
RépondreSupprimerGadda est très difficile à traduire (un peu comme Joyce, à qui il fait souvent penser, ou Céline pour le recours fréquent à un langage parlé réinventé, recréé), mais certains s'y sont risqués avec plus ou moins de succès. Presque toute son œuvre est lisible en français ; je vous recommande tout particulièrement la très bonne traduction de ce faux polar qu'est "L'Affreux pastis de la rue des Merles" par Louis Bonalumi (dans la collection de poche Points-Seuil).
Merci beaucoup.
RépondreSupprimerJuste une petite question. En parcourant la liste d'écrivains (et quelle liste!) je me demande souvent pourquoi je n'y trouve pas Anna Maria Ortese?
Merci pour ce blog qui accompagne mes "heures claires" avec tellement d'intelligence.
J'aime énormément Anna-Maria Ortese (l'un des plus beaux livres sur Naples est à mon avis "Il mare non bagna Napoli"), mais ce blog est surtout le reflet de mes lectures du moment, et il y manque beaucoup d'écrivains que je n'ai pas relus récemment, même si je les aime beaucoup...
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec vous et plus particulièrement la nouvelle,qui ouvre le récit, intitulée "une paire de lunettes".
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