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lundi 24 juin 2013

Juste avant la nuit




"E’ O que eu me sonhei que eterno dura,   
E’ Esse que regressarei." 





Roman Furieux, de Renaud Camus, est la suite de Roman Roi, qui raconte l'histoire de Roman II, le dernier roi de Caronie. Dans cet ouvrage-ci, nous sommes en 1948, et Roman vient d'être chassé de son royaume, devenu une "démocratie populaire" sous la férule des Soviétiques. Le lecteur va suivre Roman et la reine Diane, qu'il a épousée en 1941, dans leur exil qui va les conduire en Grèce, à Paris, en Auvergne, en Galice, au Portugal, jusqu'à Hollywood et aux rives de l'Hudson où tout s'achèvera dans des pages magnifiques où l'églogue rejoindra l'élégie. Dans l'extrait que je cite, Roman et Diane sont à Florence, au Belvédère, juste avant la nuit ; la nuit où Roman se perd à la fin du roman, et dont certains disent qu'on le verra peut-être ressurgir un jour, comme Sébastien, "O Desejado"...

En suivant lentement les méandres de la via di San Leonardo, entre les murs jaunes, ils ont rejoint le Belvédère. Roman, qui est monté jusque là dès son arrivée, deux jours plus tôt, a pu, en se faisant connaître, obtenir de l’autorité militaire l’accès des terrasses de la forteresse. Elles sont désertes. Tout Florence s’étale à leurs pieds, au-delà de l’Arno, avec les volumes sombres et carrés de ses palais, ses tours crènelées, ses clochers, le campanile et la masse énorme de la cathédrale, de profil, d’où jaillit le dôme si vaste et si net qu’on croirait pouvoir le toucher en tendant le bras. C’est maintenant l’extrême fin d’une courte après-midi d’hiver, juste avant la nuit. 

« Regardez, il y a encore un tout petit peu de lumière, tout de même. Je suis sûr que les jours ont commencé à rallonger, à peine, d’une ou deux minutes, mais c’est déjà beaucoup. »

 Les collines de Fiesole et le mont Acuto ont déjà sombré dans le soir et la brume. On ne distingue plus leurs contours, pris dans un voile diffus qui va s’assombrissant. Sur les rives du fleuve, tous les lampadaires, très pâles, régulièrement espacés, se sont allumés en même temps, non sans un clignotement d’indécision, pendant quelques secondes. Ils se reflètent en d’obliques traînées d’or blême, presque blanches, sur le beige terreux du courant presque immobile, où tremble un autre brouillard, en de plus légères nuées. Diane, le col de son manteau de fourrure relevé, une de ses mains gantées le tenant plus étroitement fermé autour du cou, a passé son autre bras sous le coude de Roman, et elle se serre contre lui. Juste devant eux, près du Ponte Vecchio, le centre de la ville porte encore les traces des bombardements de la guerre. Des immeubles entiers sont béants. Certains commencent à se relever, mais leurs façades ne présentent encore, le plus souvent, que des carrés et des rectangles alignés, superposés, ouverts sur le vide ou la mémoire. 




À l’insistance de Roman, les époux font encore le tour de la vaste plate-forme, en étoile, sur plusieurs niveaux, qui cerne le palazzeto lui-même. Ils se penchent de très haut sur les jardins Boboli, sur leurs pelouses et sur les frondaisons, déjà conquises par l’ombre. Puis ils contemplent, à l’arrière, dans les ultimes lueurs du soleil disparu, les villas et les fermes dispersées dans les jardins et les prairies, autour de San Leonardo. Quelques fenêtres sont éclairées, une cloche tinte près d’une grande loggia à trois arcades, un chien aboie, des volets se ferment, le cœur ne veut pas sentir l’inquiétude et le froid qui montent vers les étrangers minuscules, depuis la petite vallée si bien lovée dans son histoire et sa perfection.

Jean-Renaud Camus  Roman Furieux  Editions P.O.L, 1987






Images : en haut, Marco Farolfi  (Site Flickr)

au centre, Marco La Rosa  (Site Flickr)

en bas,  Angela Massagni  (Site Flickr)



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