Un extrait du premier roman de Jérôme Ferrari, Aleph zéro, publié en 2002 aux éditions Albiana et réédité ces jours-ci dans la collection de poche Babel ; j'en conseille vivement la lecture :
Au début, à chaque fois — car je n’apprends rien — quand je sens que mes tendances batraciennes commencent à être visibles, j’essaye de la jouer dans le bucolique et je les amène faire un tour au barrage de l’Ospedale. Au début de l’été, surtout, c’est joli. Les gens des villages autour me voient arriver avec une fille, mais comme j’ai sur elles cet effet mimétique épouvantable dont je parlais tout à l’heure, ils ne se rendent pas compte que ce n’est jamais la même. On s’assoit au bord du lac et je m’imagine qu’elles vont trouver de la profondeur à mon silence, qu’elles vont croire que je leur offre une communion intime avec la nature, sentir l’harmonie cosmique. Parfois, ça marche un peu : certaines se mettent pieds nus, d’autres me versent de l’eau froide sur la nuque en me serrant la main très fort pour me dire que, vraiment, il n’y a pas de mots. Ça, on s’en rend vite compte que ce qui manque, surtout, ce sont les mots. Alors, on redescend, on essaye encore de faire passer notre air dépité pour une songerie romantique, mais c’est déjà foutu, et chacun sait à quoi s’en tenir. À force, je ne peux plus. Pourtant, je monte encore au barrage, mais tout seul, le plus souvent. Je dois croire qu’il peut encore se passer quelque chose.
Cette année, en juin, il a fait vraiment très chaud et le niveau du lac
est très bas pour la saison. À la place de l’eau, on voit des étendues de boue
grise parsemées des vestiges de la forêt qu’on a rasée, des centaines de
souches, d’une couleur aussi terne que les cheveux des filles. Je connais ce
spectacle par cœur, j’ai l’impression que je fais partie du paysage, il n’y a
rien qui me soit si familier. Et puis, un vendredi matin, je regardais les souches et j’ai commencé à leur trouver un air franchement hostile. Le lac, le
barrage, les montagnes, les arbres et même le vent frais, tout a pris
subitement un aspect complètement inquiétant, comme dans un cauchemar. Les
souches, surtout une, à une quinzaine de mètres, me semblaient vraiment
malveillantes, dotées d’une présence individuelle tout à fait irréductible,
comme si elles n’étaient plus les éléments d’un tout mais des excroissances
absurdes, sur un sol complètement étranger, dans un décor de carton-pâte
particulièrement scandaleux et maléfique. Je regardais les souches avec une
espèce de terreur et pourtant, au sein du sentiment d’étrangeté totale qui
commençait vraiment à me faire peur, j’avais l’impression que je ne faisais que
revivre quelque chose de connu, de très banal, et que cette banalité faisait de
mon expérience quelque chose, non seulement de déplaisant, mais aussi de
ridicule et d’inepte. Et puis je me suis souvenu : le roman de Sartre, La Nausée, le personnage est pris de terreur devant une racine d’arbre, ça dure
des pages, Sartre décrit en en rajoutant des tonnes l’expérience angoissante de
la contingence. Ça fait bien des phrases inutiles. Ça m’a mis dans une colère
noire. J’avais l’impression d’être entièrement dépouillé de mon angoisse, comme
si elle m’était tombée dessus par erreur, comme un vêtement pas à ma taille. Mon
Dieu ! J’étais l’existentialiste de l’Alta Rocca ! Le Roquentin de l’Ospedale !
Bref, quelque chose de grotesque. J’ai rejoint ma voiture, en me retournant de
temps en temps pour m’assurer que les souches n’allaient pas me suivre, et je
suis redescendu en ville complètement submergé par la peur et, en même temps,
par la honte et, en même temps, par le mépris. J’aurais quand même préféré que
mes terreurs conservent quelque chose de personnel, ça m’aurait aidé à me
supporter. Ou, au moins, quitte à les partager, pas avec Sartre !
Jérôme Ferrari Aleph zéro Éditions Babel, 2013
Merci. Il fallait cela, ce livre pour sentir qu'on n'est pas seul avec ce dégoût à la bouche dans ce chaos de l'existence et de l'amour... Peut-être une issue mathématique et poétique, celle de Yannick Haenel pour se glisser entre les variations Golberg de Bach :
RépondreSupprimer"Peut-être que les lignes aussi se parcourent dans les deux sens à la fois. Peut-être que, quand elles sont infinies, elles sont comme les cercles."
Je dois dire que je n'ai pas tout saisi sur la théorie de Wigner, la vitesse de décohérence et les attracteurs étranges, mais c'est un très bon livre, d'une belle énergie qui emporte le lecteur, avec des passages très drôles (comme celui que je cite), et d'autres mystérieux et très profonds. On se rend tout de suite compte en lisant ce premier roman que l'on a affaire à un écrivain de grande qualité (la suite l'a confirmé...).
SupprimerCher Emmanuel (moi non plus) mais j'ai retenu que par torsion (anneau de Möbius) deux droites parallèles peuvent enfin se rejoindre et ça, c'est une grande nouvelle. Alors le monde est rond, comme le temps. En classe je fabriquais des petits rubans de Möbius, je tordais les bandes de papier, les collais et je rêvais sans fin comme si dans cette dimension du monde envers et endroit ne faisaient qu'un. Une découverte inouïe pour la gamine que j'étais. C'était mieux que le Père Noël, les fées et les dragons, que l'enfer et le paradis. (J'ai voulu partager cette joie avec des amis mais ils ne comprenaient rien et ont dû me prendre pour une... pas finie !).
RépondreSupprimerPuis il y a eu Bach...
Depuis, je cherche dans l'inverse du chagrin, la joie immense et improbable. Une insurrection... Faire éclore l'enclos de l'espace et du temps. La recherche d'un équilibre instable...
Cette musique m'a plongée dans ces rêveries, le beau texte de Ferrari, aussi (et en abyme : "la Nausée" mais pas seulement...).