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mardi 4 février 2014

Italie, 1907




Lors de ma première évasion, je me jetai sur l’Italie comme sur un corps de femme, n’ayant pas vingt ans. Ma grand-mère, au Cap Martin, me faisait de loin admirer son idole l’impératrice Eugénie en promenade (« Quelles épaules ! ») ; je la suivais à la roulette de Monte-Carlo, n’entrant dans la salle de jeu qu’en passant sous la balustrade, faute d’avoir l’âge légal. Avec quatre ou cinq pièces d’or en poche, mon premier et dernier gain, je profitai d’une réduction de tarif en l’honneur du Simplon, tunnel récemment perforé, et courus à Naples attendre le paquebot italien de Giraudoux, à son débarquer d’Harvard. 

À Naples je devais retrouver la même ivresse physique et morale qu’à Caux ; ce fut au cours d’un déjeuner solitaire sous la treille, au-dessus de Saint-Elme ; la rumeur du travail des hommes montait jusqu’à moi, qui les regardais faire. Il ne se passait rien, je n’espérais rien, je ne donnais rien, je recevais tout. Des millions d’années m’avaient attendu pour m’offrir ce cadeau suprême : une matinée sous une treille. Aucune raison pour que cela ne continuât pas. Une tradition d’origine très lointaine assurait à toute chose, à moi-même, une place prédestinée. J’entrais dans la vie pour toucher mon dû : Titien, Véronèse n’avaient peint que pour se faire admirer de moi, ils m’attendaient ; l’Italie se préparait depuis des siècles à ma visite. 

Il me semblait tout naturel de récolter ce que d’autres avaient semé. Au-dessus du linge pavoisant les rues napolitaines je flottais dans l’irréel d’un ciel qui lampait les fumées du Vésuve. Ce détachement, cet égotisme contemplatif, cette passivité ne m’ont pas épargné les ennuis ; les raccourcis ont singulièrement allongé ma route, même si la paresse allongea ma vie. Je voltigeais autour des gens, je voletais autour des choses, je ricochais sur les surfaces dures, fuyant tout attachement, peu affermi dans mes sentiments, tout dévoué à moi-même. Pèlerin passionné, tout m’éblouissait. « Il va falloir que je rentre en France, MALHEUREUSEMENT », dit une carte postale retrouvée, alors adressée à ma mère. 

Paul Morand  Venises  Editions Gallimard, 1971






Images : en haut,Vincenzo Di Nuzzo  (Site Flickr)

en bas, Gustavo Oliveira  (Site Flickr)

3 commentaires:

  1. Texte magnifique. Comme j'aime cette vacance des pensées quand, sous la treille, il se laisse aller à un juste moment de bonheur sensuel et léger. Je connais un être délicat et mystérieux qui, sous sa treille , subtilement, met aussi le monde à demeure de ne pas importuner sa rêverie d'encre.

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  2. Merveilleuse description de cet état d'exaltation dont l'Italie nous régale à chaque visite : elle nous rend l'adolescence passionnée de splendeur et de grandiose. Morand donne vraiment dans ces lignes le meilleur de lui-même. Merci de le partager !

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    1. Oui, Morand est vraiment ici à son meilleur. Et combien avons-nous été à soupirer comme lui à la fin d'un séjour italien : "Il va falloir que je rentre en France, MALHEUREUSEMENT !" (même si la France est aussi très belle, ma l'Italia, è tutta un'altra cosa !).

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