Lors de ma première évasion, je me jetai sur l’Italie comme sur un corps de femme, n’ayant pas vingt ans. Ma grand-mère, au Cap Martin, me faisait de loin admirer son idole l’impératrice Eugénie en promenade (« Quelles épaules ! ») ; je la suivais à la roulette de Monte-Carlo, n’entrant dans la salle de jeu qu’en passant sous la balustrade, faute d’avoir l’âge légal. Avec quatre ou cinq pièces d’or en poche, mon premier et dernier gain, je profitai d’une réduction de tarif en l’honneur du Simplon, tunnel récemment perforé, et courus à Naples attendre le paquebot italien de Giraudoux, à son débarquer d’Harvard.
À Naples je devais retrouver la même
ivresse physique et morale qu’à Caux ; ce fut au cours d’un déjeuner
solitaire sous la treille, au-dessus de Saint-Elme ; la rumeur du travail
des hommes montait jusqu’à moi, qui les regardais faire. Il ne se passait rien,
je n’espérais rien, je ne donnais rien, je recevais tout. Des millions d’années
m’avaient attendu pour m’offrir ce cadeau suprême : une matinée sous une
treille. Aucune raison pour que cela ne continuât pas. Une tradition d’origine
très lointaine assurait à toute chose, à moi-même, une place prédestinée.
J’entrais dans la vie pour toucher mon dû : Titien, Véronèse n’avaient
peint que pour se faire admirer de moi, ils m’attendaient ; l’Italie se
préparait depuis des siècles à ma visite.
Il me semblait tout naturel de
récolter ce que d’autres avaient semé. Au-dessus du linge pavoisant les rues
napolitaines je flottais dans l’irréel d’un ciel qui lampait les fumées du
Vésuve. Ce détachement, cet égotisme contemplatif, cette passivité ne m’ont pas
épargné les ennuis ; les raccourcis ont singulièrement allongé ma route,
même si la paresse allongea ma vie. Je voltigeais autour des gens, je voletais
autour des choses, je ricochais sur les surfaces dures, fuyant tout
attachement, peu affermi dans mes sentiments, tout dévoué à moi-même. Pèlerin
passionné, tout m’éblouissait. « Il va falloir que je rentre en France,
MALHEUREUSEMENT », dit une carte postale retrouvée, alors adressée à ma
mère.
Paul Morand Venises Editions Gallimard, 1971
Texte magnifique. Comme j'aime cette vacance des pensées quand, sous la treille, il se laisse aller à un juste moment de bonheur sensuel et léger. Je connais un être délicat et mystérieux qui, sous sa treille , subtilement, met aussi le monde à demeure de ne pas importuner sa rêverie d'encre.
RépondreSupprimerMerveilleuse description de cet état d'exaltation dont l'Italie nous régale à chaque visite : elle nous rend l'adolescence passionnée de splendeur et de grandiose. Morand donne vraiment dans ces lignes le meilleur de lui-même. Merci de le partager !
RépondreSupprimerOui, Morand est vraiment ici à son meilleur. Et combien avons-nous été à soupirer comme lui à la fin d'un séjour italien : "Il va falloir que je rentre en France, MALHEUREUSEMENT !" (même si la France est aussi très belle, ma l'Italia, è tutta un'altra cosa !).
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