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samedi 15 février 2014

A veglia con Torquato Tasso (Une veillée avec Le Tasse)




De février à mars 1932, Giuseppe Ungaretti voyage en Corse ; il prend le train de Bastia à Corte, puis se dirige vers Bocognano et Ajaccio. Au retour, il s'arrête à Vivario, puis dans la région de Venaco. Il rédige un journal pendant tout ce voyage, qu'il publiera en 1962 dans l'ouvrage Il deserto e dopo [traduit en français par Philippe Jaccottet sous le titre À partir du désert], qui réunit ses principaux récits de voyages. Dans l'extrait que je cite ici, dans une traduction personnelle, il nous raconte une veillée dans le village de Santo-Pietro-di-Venaco, le onze mars 1932.


Arrivé à Poggio-di-Venaco et à Santo-Pietro-di-Venaco, le paysage s'est progressivement adouci. Les pierres sont maintenant totalement délivrées des malédictions cyclopéennes et des pactes avec les Sirènes ; les tourments du chaos ne les accablent plus du tout, elles sont, pour le vagabond, entrées dans la douceur de la paix. Elles sont redevenues pierres, d’un vert-de-gris terreux comme la patine d’un bronze que l'on vient à peine d'exhumer. Sur les crêtes, il y a le vert plaintif des yeuses, et plus bas le vieil or des chênes au milieu des noyers et des peupliers, qui dressent tous vers le ciel leurs moignons de ramilles entre lesquelles l’air qui s’infiltre laisse voir des sortes de fils de soie. Un torrent traverse le village, et sa transparence verte est comme troublée par le lait des grosses pierres du fleuve, très blanches, jetées là dans un grand désordre, telles des miches de pain. L’élan lisse des noyers et la rugueuse violence des châtaigniers m’accompagnent pendant toute la dernière partie du trajet. À l’entrée du village, un vendeur ambulant a déplié et exposé sur la place ses tissus : des draps, des mouchoirs, des serviettes, des couvertures brochées ou damassées, en véritable soie égyptienne, etc... Et les rayons du soleil jouent avec toutes ces couleurs déployées. Un peu plus loin, je me retrouve devant une montagne d’agneaux, les pattes attachées, et un homme qui les transporte dans un enclos, deux sous chaque aisselle, deux autres sous le menton, quatre dans chaque main, et il va et vient avec ses bottes de sept lieues. Sur les montagnes alentour, les petits villages — quatre ou cinq cents habitants chacun — s’échelonnent en minuscules amas, avec les toits de tuiles rouges des maisons plus récentes, et les ardoises des plus anciennes.




Dans la maison où l’on m’offre l’hospitalité, je suis accueilli comme un frère. Tout le monde tient absolument à me faire plaisir. On me sert le meilleur vin. On me prépare des bécasses, on veut que je goûte le bruccio, une sorte de fromage frais dont tous raffolent. De quatre heures à huit heures du soir, ce fut un défilé incessant de nouveaux plats à déguster. 

Après dîner, dans la pièce éclairée par une lampe à pétrole et la bûche qui se consume dans le focone, des gens sont venus pour la veillée. Les vieux fumaient leurs pipes, et la fumée épaisse de l’erba tabacca — une plante malodorante qu’ils cultivent ici — a embrumé la pièce. Le plus âgé, Ors’Antone, demeure  immobile, avec sa barbe qui recouvre ses mains appuyées sur une canne. Je me demande si je ne suis pas venu en Corse pour apprendre comment vivre très vieux. Voici la recette : « Il faut travailler dur dans les champs. Rien de meilleur pour la santé ! Du grand air, un bon feu, et de la polenta grillée ! » Vous voulez essayer, chers lecteurs ? Il a quatre-vingt-dix ans, il est célibataire, il grimpe encore sur les noyers pour les secouer. Il vit seul, fait lui-même sa lessive et sa cuisine. Il me raconte une fable pour m’expliquer pourquoi il ne s’est pas marié. Il était tombé amoureux, sans savoir qu’il s’agissait d’une sorcière, d’une très belle fille, qui un beau jour l'emporta dans les airs ; depuis ce jour, il ne voulut plus entendre parler des femmes. Les autres aussi, chacun à leur tour, ont subtilement appliqué à leur cas une histoire fantastique. Ce sont des conteurs nés, et ils usent d’une langue rythmée ; comme s’ils parlaient en octaves. 

Pendant ce temps-là, un jeune garçon porte sa guimbarde à ses lèvres ; c’est le même instrument que l’on appelle en Versilia scacciapensieri [chasse-soucis], et dont on joue en faisant vibrer avec le pouce un ressort, et en utilisant la bouche comme caisse de résonance. Il a une sonorité très douce et archaïque. Il accompagne Ors’Antone qui avec une voix lancinante chante la complainte d’un bandit :

U iornu avieni
Tra segni d'allegria
Cantanu l'aucelli
Ma chi dolce armunia,
Conforte della tristizzia,
Mia solita cumpagnia !
Tantu lieta è la sua sorte
Quantu torbida è la mia.

[Le jour vint
Plein d'allégresse
Les oiseaux chantent
Mais cette douce harmonie
Apaise ma tristesse,
Ma fidèle compagne !
Son sort est aussi heureux
Que le mien est sinistre.]

Je demande à Ors’Antone s’il sait lire. Bien sûr ! Il a appris tout seul. « Avec ce livre ! » Et il sort de sa poche une pauvre édition populaire de la Jérusalem délivrée. Il ne s’en est séparé qu’une seule fois pour la prêter à Ida qui en a égaré la moitié des pages. « Ah, cette Ida ! » C’est le seul regret de toute sa vie. Il me regarde avec ses yeux perdus dans une brume :

Mentre son questi a le bell'opre intenti

[Tandis qu'ils travaillent à leurs beaux ouvrages]

C’est alors qu’il se passe quelque chose d’émouvant : un autre vieillard qui semblait endormi, Ghiuvanni, le maître de maison, le jeune garçon et moi-même enfin, nous unissons en chœur à Ors’Antone :

... Perché debbiano tosto in uso porse,
Il gran nemico dell'umane genti
Contra i Cristiani i lividi occhi torse...

[Impatients de les mettre à l'épreuve,
Le grand ennemi du genre humain
Tourna contre les Chrétiens ses regards haineux...]

Il est l’heure de se coucher. Mais Maria Catalì, la maîtresse de maison, veut que l’on reprenne encore une goutte de cette eau-de-vie à fendre les pierres. « Ça ne vous fera pas mal ? » Et maintenant, j'ai l'impression de me retrouver — dans cette pièce enfumée, avec ces braises rougeoyantes et ces barbes blanches — à l'intérieur d'un tableau du Caravage.

Giuseppe Ungaretti  Il deserto e dopo  Monti, marine e gente di Corsica  Mondadori, I Meridiani, 2000  (Traduction personnelle) Les extraits de la Jérusalem délivrée [IV, 1-4] sont cités dans la traduction de Jean-Michel Gardair (Classiques Garnier, Bordas, 1990).

On retrouve la scène décrite ici dans un poème d'Ungaretti, Monologhetto, avec quelques modifications dans l'évocation des lieux et des personnes :

Dentro i monti còrsi, a Vivario,
Uomini intorno al caldo a veglia
Chiusi sotto il lume a petrolio nella stanza,
Con i bianchi barboni sparsi
Sulle mani poggiate sui bastoni,
Morsicando lenti la pipa
Ors' Antone che canta ascoltano,
Accompagnato dal sussurro della rivergola
Vibrante di tra i denti
Del ragazzo Ghiuvanni :

Tantu lieta è la sua sorte
Quantu torbida è la mia.

[Au cœur des montagnes corses, à Vivario 
Des hommes autour du foyer à la veillée
Réunis dans la pièce à la lueur d'une lampe à pétrole,
Avec les barbes blanches répandues
Sur les mains posées sur les cannes,
Mordillant lentement leurs pipes
Ils écoutent Ors'Antone qui chante,
Accompagné par le murmure de la guimbarde
Vibrant entre les dents
Du jeune Ghiuvanni :

Son sort est aussi heureux
Que le mien est sinistre.]






Images : en haut, Allard Schager  (Site Flickr)

au centre, Hannes Vogel  (Site Flickr)

en bas, I Giranduloni  (Site Flickr)




Le chœur d'hommes de Sartène, dirigé par Jean-Paul Poletti, chante en polyphonie des extraits du chant XVII du Purgatoire, de Dante.

1 commentaire:

  1. Comme je me repose bien ici. L'eau du temps coule enlaçant les vivants et les morts, paisiblement. Musique, poésie en images concourent ce jour à ce bonheur.

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