Avril 1959
J'ai accompagné Cardarelli jusque dans sa chambre. L'odeur de renfermé était insupportable, j'ai ouvert la fenêtre qui donne sur l'une de ces cours sombres, hautes, visqueuses, domaine des chats et de la cuve du lavoir. La via Veneto ici n'est qu'une façade. À peine entre-t-on dans ces vieilles maisons que nous reprend à la gorge la vieille Rome des porches étroits, des escaliers sombres, des cours à l'odeur de chou et de moisi. (...) La chambre du poète est étroite, avec un cabinet de toilette aménagé dans un coin. Sur la table, un ordre précaire. «Je n'ai plus rien !», dit Cardarelli avec une note de complaisance. Je vois simplement deux photographies, des groupes d'amis de sa lointaine jeunesse. Près de la fenêtre, le radiateur. Cardarelli est assis sur le lit, son pardessus sur le dos comme un émigrant qui attend le départ du bateau, ou comme la victime d'un tremblement de terre, qui, assis sur le seul meuble qui lui reste, manifeste ainsi que ce meuble est à lui, et ne l'abandonne pas pour qu'on ne le lui emporte pas.
Juin 1959
Hier, Cardarelli est mort au Policlinico, où il était hospitalisé depuis un mois. Grand admirateur de Leopardi, il est mort (presque) comme lui, à cause d'une indigestion de crème glacée qui a ensuite dégénéré en broncho-pneumonie. Depuis un mois il ne parlait plus : de temps en temps seulement, quand quelqu'un entrait dans sa chambre, il disait doucement : «Assommants !».
Ennio Flaiano La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)
Commiato
Come un vecchio recipiente incrinato, il mio cuore non comporta più gli effervescenti dolori onde continua ad essere agitato, né bollenti passioni. E temo non s’abbia a spezzare. Non mi sento più giovane. E’ tanto tempo che lo dico ! E non so capacitarmi come mai l’amore abbia lasciato passare la sua stagione senza sorridermi, mentre pure l’amicizia, supremo bene, s’allontana da me, che ne ho troppo abusato. E nuova età sopravviene. Quella in cui la memoria dell’uomo è carica di troppi ricordi insepolti e il suo cuore, oppresso e cicatrizzato, non si pasce di altro che di rivolte affannose. Intanto la vita ha cessato di essere una gaia milizia, la morte impietosa non arride più, da lontano, come un giorno di gloria, ma si fa avanti e si rivela per quella che è veramente : l’ingiuria suprema.
Vincenzo Cardarelli Memorie della mia infanzia Ed. Mondadori (I Meridiani)
Congé
Comme un vieux récipient fêlé, mon cœur ne peut plus contenir les effervescentes douleurs dont il continue à être agité, ni les bouillantes passions. Et je crains qu'il ne finisse par se briser. Je ne me sens plus jeune. Je le dis depuis si longtemps ! Et je ne parviens pas à comprendre pour quelle raison l’amour a laissé passé sa saison sans me sourire, tandis que l'amitié, bien suprême, s'éloigne de moi, qui en ai trop abusé. Et survient un nouvel âge. Celui où la mémoire de l'homme est encombrée de trop de souvenirs non ensevelis et où son cœur, opprimé et couvert de cicatrices, ne se nourrit plus que de révoltes fébriles. En attendant, la vie a cessé d'être une cohorte joyeuse, la mort impitoyable ne nous sourit plus, de loin, comme un jour de gloire, mais elle s'avance et se donne pour ce qu'elle est vraiment : l'insulte suprême.
(Traduction personnelle)
Cher E.F., je viens d'insérer ce magnifique paragraphe dans mon Dictionnaire. J'aurais bien aimé que celui-ci, dans sa structure informatique, prévoie la mention du traducteur, mais ce n'est pas encore le cas ; j'ai dû le spécifier en commentaire (sans même pouvoir placer un lien vers cette page...).
RépondreSupprimerPar ailleurs, les Trames de Mario Luzi me font de l'œil. Quel dommage que ce livre soit épuisé de longue date !
Je suis heureux que vous ayez apprécié ce texte de Cardarelli ; en général, les extraits de ses œuvres que je traduis ici ne suscitent guère de commentaires, et j'en étais un peu déçu !
SupprimerPour "Trames", vous avez ici plusieurs offres d'occasions à des prix raisonnables...
Ah, merci beaucoup ; je vais passer commande sans tarder.
SupprimerLe texte de Cardarelli (surtout « l'insulte suprême ») m'évoque obstinément mais obscurément un autre texte dont presque rien ne me revient, sinon qu'il doit être lui aussi enfoui dans le Dictionnaire. Je compte bien remettre la main dessus...