"Come è lunga l'attesa !"
Le court récit (une quarantaine de pages) de Mario Fortunato, Certi pomeriggi non passano mai (Certains après-midi ne passent jamais), est une brillante variation sur le thème de l'attente de l'être aimé, et plus particulièrement de l'angoisse d'attente, telle que Barthes la définit dans un chapitre célèbre de ses Fragments d'un discours amoureux. On retrouve dans le texte de Fortunato tous les éléments de la "scénographie de l'attente" dont parle Barthes : nous sommes à Milan, où un homme en attend un autre qui n'arrive pas. Pendant cet interminable après-midi, les heures semblent compter double, et le lecteur assiste à un monologue intérieur où les interrogations, les doutes, les soupçons, les calculs minutieux, les multiples hypothèses, les appréhensions, les souvenirs se succèdent. Où peut-il bien être, cet absent désiré, en général si ponctuel, si raisonnable ? A-t-il été victime d'une agression dans le métro milanais, ou prend-il du bon temps en compagnie de quelqu'un d'autre, tandis que le narrateur se ronge dans l'attente ? Alors, pour passer le temps, on écrit des messages que finalement on n'envoie pas; on formule des questions auxquelles on sait très bien que personne ne répondra; on prend des tranquillisants pour apaiser l'angoisse; on se livre sur la terrasse à de petits travaux qui finiront en saccage même pas libérateur. On se souvient aussi de la première rencontre (l'anamnèse qui comble et qui déchire dont parle Barthes) : « Il avait un air égaré, mais aussi étrangement fier. Il devait être quatre heures de l'après-midi, les premiers jours de novembre, dans une lumière imprécise. Nous n'avons pas beaucoup parlé, je me sentais mal à l'aise. Je ne le trouvais pas particulièrement beau, mais il avait une belle voix. Pour quelque mystérieuse raison, malgré mon embarras, je me sentais bien auprès de lui. Je ne sais pas comment on s'est retrouvés dans l'ascenseur de mon immeuble, et cette soudaine et brève proximité m'a donné la certitude qu'il était celui que j'attendais depuis toujours.» Les étoiles brillaient en ce temps-là, mais maintenant, c'est déjà la sombre nuit de l'attente et du doute, le silence, le froid, et le début de la fin. Et ce croissant de lune, indifférent, qui trône au-dessus des toits... On ne sait plus quelle heure il est ; on se demande pourquoi on est là, quand soudain, quelqu'un frappe à la porte...
Écrite par quelqu’un de ponctuel jusqu’à la manie, que peut bien signifier cette phrase : « Je passerai en début d’après-midi » ? Qu'est-ce qu'un début d'après-midi, quand commence-t-il, quand se termine-t-il ? À la rigueur, treize heures, c’est déjà le début de l’après-midi. Mais je suis sûr que dans ce cas-là, il aurait plutôt écrit : « Je passerai à l’heure du déjeuner ». Non seulement il est ponctuel, mais c’est aussi quelqu’un de précis. Même s’il n’est ni un intellectuel, ni un lettré, il tient à employer les mots justes.
Admettons que le début d’après-midi corresponde à quatorze heures. À Milan, c’est certainement le cas. Peut-être qu’à Naples ou à Palerme, c’est un peu plus tard : environ une heure après, en raison de l’habitude toute méridionale de ne pas déjeuner avant treize heures trente ou quatorze heures. Nous sommes à Milan. Donc, quatorze heures, cela semble correct. Mais il faut tenir compte du fait qu’il est méridional. Calabrais, comme moi. Plutôt atypique, toutefois, et Milan lui plaît parce qu'il la juge efficace et sobre. Tout compte fait, je peux lui accorder une demi-heure : pour lui, l’après-midi peut bien commencer à quatorze heures trente. Cela semble raisonnable. Nous sommes à Milan, qu’il aime tant, mais il vit avec une partie de sa famille (un frère et une sœur) qui aura conservé – on peut au moins l’espérer – de douces habitudes méditerranéennes. Du reste, il aime cette famille qui lui offre, de façon intermittente, un voile de protection. Oui, je peux bien lui concéder une bonne demi-heure.
Mais attention : il y a un problème. Si pour lui – et pour les raisons que je viens d’indiquer – l’après-midi commence à quatorze heures trente, il devrait avoir le temps de me rejoindre. En effet, à quatorze heures trente, on peut raisonnablement penser que son déjeuner frugal d’étudiant sera terminé, mais il devra certainement dire deux ou trois mots pour prendre congé, récupérer sa veste, son sac, et finalement quitter la maison.
Nous n’habitons pas tout près l’un de l’autre. Comme je vis à Milan depuis un peu plus d’un an et que j’ai un très mauvais sens de l’orientation, il me serait impossible de dire quelle est exactement la distance qui nous sépare. Je sais seulement que pour arriver ici, il doit faire une centaine de mètres à pied, prendre ensuite l’autobus, puis la ligne jaune du métro, et enfin la ligne rouge pour une dernière station. De là jusqu’à mon appartement, il ne reste plus que deux ou trois minutes à pied. Peut-on considérer qu’il faille une demi-heure pour effectuer le trajet complet? Peut-être même quarante minutes.
Récapitulons : le déjeuner en famille est terminé à quatorze heures trente. Ajoutons dix minutes avant la sortie, plus quarante minutes pour me rejoindre. Il devrait donc être au pied de l’immeuble à quinze heures vingt. Si le portail est déjà ouvert (le concierge a des horaires plutôt fluctuants), il montera immédiatement au troisième étage : à pied, comme il en a l’habitude. Comptons encore trois minutes – peut-être que cette fois-ci, il va prendre son temps, il n’est sans doute pas très impatient de me revoir. Donc, à quinze heures vingt-trois, il frappe à la porte.
Il est seize heures trente-cinq et personne n’a frappé. Il est vrai qu’il y a environ une heure il a envoyé un SMS qui disait : « Je serai un peu en retard. Excuse-moi. À tout à l’heure ». C’était une réponse à l’un de mes messages qui demandait de façon faussement détachée : « Dis-moi, tu es sûr de pouvoir passer aujourd’hui ? » Je l’ai envoyé à quinze heures trente. Théoriquement, il avait déjà sept minutes de retard. Une énormité, pour lui. Pour moi, une éternité.
Mario Fortunato Certi pomeriggi non passano mai Ed. Nottetempo, 2009 (Traduction personnelle)
Images : en haut, Site Flickr
"L'attente est un enchantement: j'ai reçu l'ordre de ne pas bouger. L'attente d'un téléphone se tisse ainsi d'interdictions menues, à l'infini, jusqu'à l'inavouable: je m'empêche de sortir de la pièce, d'aller aux toilettes, de téléphoner même (pour ne pas occuper l'appareil); je soufre de ce qu'on me téléphone (pour la même raison); je m'affole de penser qu'à telle heure proche il faudra que je sorte, risquant ainsi de manquer l'appel bienfaisant, le retour de la Mère. Toutes ces diversions qui me sollicitent seraient des moments perdus pour l'attente, des impuretés d'angoisse. Car l'angoisse d'attente, dans sa pureté, veut que je sois assis dans un fauteuil à portée de téléphone, sans rien faire." Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux.
RépondreSupprimerIl y a eu l'année dernière un excellent spectacle au théâtre de La Bastille sur cet essai de Roland Barthes. Qui n'a jamais ressenti ces doux et douloureux moments d'attente décrits par Mario Fortunato et Roland Barthes?