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dimanche 30 octobre 2011

Le Magnificat de l'art




En même temps que Piero della Francesca, Lieu clair, Jean-Paul Marcheschi publie, dans la même collection Notes d'un peintre, un autre très bel ouvrage consacré à Pontormo, Rosso et Greco, La déposition des corps. Je cite ici un extrait de cet ouvrage, sur la Visitation de Pontormo, à l'église San Michele de Carmignano :

«C'est dans les morgues, ou comme le fit le Pontormo, en immergeant des corps morts, en nous entraînant dans ces contrées lugubres de la tuméfaction et de la maladie, que les peintres font reculer les frontières de l'abjection. Bien sûr, il y a la puanteur, immense obstacle à franchir. Mais toujours ils travaillent sur des marges dangereuses. Hormis le Rosso et le Pontormo, aucun des peintres du maniérisme ne se plia à la redoutable épreuve. Les Salviati, les del Conte, les Macchietti ne firent qu'un art décoratif, une pittura colta, peinture maniérée justement. À l'inverse, ce que nos deux Florentins donnent à voir dans leurs tableaux, c'est le sang, l'inquiétude et l'ambroisie, les moissons, les couleurs fauves, les poissons mêlés aux moisissures, le ciel, la sueur, les mictions, le coït, toutes choses puisées aux anfractuosités humides du corps. 

C'est de là, de ce terreau, que le Pontormo fait naître ses créatures étranges, ses corps-fleurs aux visages blêmes, ses hermaphrodites à la chair de cire. Et les filaments bleutés qu'il en extrait, les violets, leurs ors et leurs éclats, s'il en observe les altérations, c'est pour les rendre ensuite au firmament de l'art. Ce sont ces feux qui enflent les voiles de Marie et ceux d'Elisabeth dans l'oeuvre de Carmignano, et s'élèvent jusqu'à la polychromie dans ce Magnificat splendide de l'art qu'est la Visitation. Ici, la peinture renonce à illustrer. La filiation masaccienne, celle qui gouverne encore Michel-Ange, se perd, et ce qui restait en elle de naturalisme, dans les couleurs notamment, est dissous. L'image semble être entièrement passée de l'autre côté du miroir, jusqu'à perdre le sujet, jusqu'à sa pulvérisation, jusqu'à l'irréel. Ce n'est même plus l'air ou le nuage qui servent de modèle, comme ce fut le cas dans la Déposition de Florence, mais la couleur et le rythme mis en musique. Et tout le visuel bascule dans le chant. On songe au dernier Bach, aux compositeurs viennois du vingtième siècle, à Schönberg, à Berg surtout, mais aussi aux Improvisations d'un Kandisky (ca 1910), ou aux abstractions d'un Rothko en leur dématérialisation sacrée et leur réfutation radicale de l'image.




Chez le Pontormo, aucun contact ne s'établit entre les corps. S'ils s'approchent et s'effleurent, jamais ils ne se touchent. Son art est un Noli me tangere qui se généralise. Dans ce "ne me touche pas" où il faut comprendre son contraire, s'entend encore la prière de l'esseulé. J'ai beaucoup insisté sur la pâleur, mais de la douceur je n'ai rien dit. Pourtant, dominant les autres valeurs, c'est elle qui couronne son style. N'était-elle pas, pour Baudelaire comme pour Proust, la première qualité de l'art et la plus haute ?»

Jean-Paul Marcheschi Pontormo Rosso Greco, la déposition des corps Editions Art 3, Nantes, 2011





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