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vendredi 14 octobre 2011

Pesci marci (Poissons pourris)





Dans un très beau petit livre, Mio sodalizio con De Pisis, l'écrivain Giovanni Comisso raconte la trentaine d'années (de 1919 à 1952) de son amitié avec le peintre ferrarais Filippo De Pisis, au fil de leurs fréquentes rencontres à Rome, Paris, Milan ou Venise. L'ouvrage n'a jamais été traduit en français ; il faut dire que la notoriété de De Pisis est beaucoup moins affirmée en France qu'en Italie, où un musée lui a été consacré à Ferrare, sa ville natale. Comisso évoque de façon vivante, à travers de nombreuses anecdotes, les multiples facettes d'un artiste fantasque et excentrique qu'il considère d'abord comme un très grand peintre, n'accordant que peu d'importance aux activités littéraires et poétiques de De Pisis, lesquelles sont pourtant loin d’être négligeables (on peut lire sur ce blog plusieurs de ses poèmes en suivant le libellé "De Pisis"). Tous ces souvenirs sont passionnants, mais les passages les plus précieux de l'ouvrage sont ceux où Comisso, en témoin privilégié, raconte la genèse et la réalisation de quelques unes des plus belles œuvres du peintre, comme ici le tableau I pesci marci (Les poissons pourris):

Quando lo raggiunsi a Parigi nel novembre del 1927 era passato provvisorio da place Saint Sulpice all'Hôtel de Verneuil, in rue de Verneuil.

 Una sera, presi dalla nostalgia per l'Italia, De Pisis propose di andare dalle parti del Temple, a vedere rue de Venise. È una stretta e semibuia straducola, dove in rapporto al nome si erano insediati alcuni pescivendoli, interposti a maisons de passe, dalle quali, nell'ora tarda, vedemmo uscire certe donne stanche, impacciate nel camminare, dopo essere state tutta la giornata a lavorarvi in amore. Le botteghe dei pescivendoli erano chiuse, ma l'odore marino della mercanzia racchiusa gravava nell'aria. La straducola tra gli odori di putrefazione e le luci bieche di qualche fanale a gas inebriava De Pisis in furente attesa di qualche apparizione eccezionale. Guardava dovunque come un cacciatore in una selva che fiuti la preda e di un tratto gridando : «Mirabile ! Mirabile !» lo vidi chinarsi su di un mucchio di immondizie e raccogliere tre grandi merluzzi marci gettati via dai pescivendoli. Li mise con cura tra le pagine di un Paris-Soir, steso per terra e rimase a guardarli sebbene puzzassero nauseanti. In quei pochi istanti gli si era già impresso il quadro. Ne fece un cartoccio che tenne tra le sue braccia come fosse di fiori e subito volle ritornare all'albergo, in rue de Verneuil, per fare quel quadro. La gioia gli sfavillava  nello sguardo, come se quei pesci li avesse appena tratti dal mare per una pesca miracolosa e si promettesse di mangiarli. Lo lasciai alla porta del suo albergo augurandogli con la buona notte di fare un  bel quadro.

La mattina dopo andai da lui : il quadro era già compiuto. Nella notte aveva messo quei pesci, così com'erano tra le pagine del Paris-Soir, sul davanzale, con la finestra aperta che rivelava il riverbero rosa e cinereo dell'illuminazione parigina. Stimolato dal puzzo e dall'orrido di quelle polpe in disfacimento aveva lavorato rapido e poi, a quadro finito, aveva buttato quei pesci giù sulla strada. Fu uno dei suoi quadri che presagiva le sue più originali possibilità future e lo volli comperare. In quel quadro non vi erano più inutili inceppi letterari o tutte quelle "metafisicherie" alle quali aveva ceduto per emulare De Chirico e Carrà, volendo inserirsi nella loro maniera e nella loro fama, con il puntiglio di averli precorsi. In quel quadro vi era De Pisis, nitido e potente nel dare alla pittura una nuova parola.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis, Ed. Neri Pozza, 2010



Quand je le rejoignis à Paris au mois de novembre 1927, il avait quitté la place Saint Sulpice pour s'installer dans un hôtel de la rue de Verneuil.

Un soir, alors que nous étions saisis par la nostalgie de l'Italie, De Pisis proposa d'aller du côté du Temple, pour voir la rue de Venise. C'est une petite rue sombre et étroite, où, sans doute à cause de son nom, s'étaient installés quelques marchands de poissons, à côté de maisons de passe, d'où, tard dans la nuit, nous vîmes sortir des femmes fatiguées, au pas lourd, après toute une journée passée à se livrer au commerce de l'amour. Les boutiques des poissonniers étaient fermées, mais l'odeur marine de toute la marchandise qu'elles contenaient persistait dans l'air. La petite rue, avec les odeurs de putréfaction et les lumières sinistres des rares becs de gaz, enivrait De Pisis, suspendu dans l'attente de quelque apparition extraordinaire. Il regardait partout, comme un chasseur à l'affût dans une forêt. Soudain, il s'exclama : «Admirable ! Admirable !», et je le vis se pencher sur un tas d'ordures pour en extraire trois cabillauds pourris, jetés là par les poissonniers. Il les déposa avec soin entre les pages d'un Paris-Soir trouvé par terre, et il les observa longuement, malgré la puanteur écœurante qui s'en dégageait. En ces quelques instants, il avait déjà décidé dans son esprit de la composition de son tableau. Il empaqueta le tout en le tenant délicatement comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs, et il voulut aussitôt retourner à l'hôtel, rue de Verneuil, pour se mettre à l’œuvre. Ses yeux brillaient de joie, comme si, à la suite d'une pêche miraculeuse, il venait à peine d'extraire ces poissons de la mer, et qu'il avait hâte de les déguster. Je le quittai devant son hôtel en lui souhaitant de passer une bonne nuit et de réaliser un beau tableau.

Le lendemain matin, j'allai le retrouver : le tableau était déjà achevé. Pendant la nuit, il avait déposé ces poissons, enveloppés dans les pages de Paris-Soir, sur le rebord de la fenêtre ouverte, dans les reflets roses et cendrés de l'éclairage parisien. Stimulé par cette puanteur et par l'effroi de cette chair en décomposition, il avait travaillé rapidement ; puis, le tableau achevé, avait jeté ces poissons dans la rue. Ce tableau laissait déjà présager la future grande originalité de sa peinture et je voulus l'acheter. Il n'y avait plus dans cette œuvre aucune entrave rhétorique, ni aucune de ces prétentions métaphysiques auxquelles De Pisis avait parfois cédé pour rivaliser avec De Chirico et Carrà, cherchant à se rapprocher de leur manière et de leur notoriété, obstiné dans sa certitude d'avoir été leur précurseur. Dans ce tableau, il y avait De Pisis, précis et décidé dans sa volonté d'ouvrir une nouvelle voie à la peinture.

(Traduction personnelle)







Images : en haut, Filippo De Pisis I pesci marci, 1927

en bas, Paris, rue de Venise (Site Flickr)

2 commentaires:

  1. Comme c'est juste, Emmanuel et quelle joie de lire ces lignes ! Oui, la jubilation arrive foudroyante comme une impatience. On le sent avec ces noirs vigoureux et cette infinie et troublante approche de la lumière métallique sur ces poissons figés dans une mort nerveuse. Aucune mollesse. La diagonale bondit encore si proche de l'éclaboussure de l'eau. Rien n'évoque ici la mort mais plutôt l'offrande avec un clin d'oeil complice aux marchands des quatre-saisons qui enveloppaient à la va-vite les poissons dans des feuilles de journal.
    Une chose m'étonne : cette trouvaille jubilatoire dans la morne fatigue des femmes , dans cette rue presque glauque, la nuit.
    Une autre : cette puanteur de la décomposition des chairs.
    L'alliance de ces sensations visuelles et olfactives me laissent face à un artiste complexe, Filippo de Pisis et une amitié forte et intuitive de celui qui écrit ce souvenir, Giovanni Comisso. Belle amitié, profonde et juste.

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  2. Christiane : les reproductions disponibles sur Internet ne donnent – hélas – qu'une vision très approximative du tableau original, et je suis heureux que vous ayez pu quand même percevoir la force évocatrice de cette œuvre de De Pisis. Il y a en effet chez lui une grande énergie dans l'exécution, souvent extrêmement rapide (on a pu parler à son propos de "sténographie picturale", expression réductrice, mais tout de même assez parlante), comme le montre bien Comisso. La description que vous faites est très juste, avec cette vigueur du trait, ce côté bondissant, et la lumière cendreuse et métallique : on ressent tout cela de manière très intense devant le tableau que j'ai eu l'occasion de voir à Ferrare. Ce petit livre de Comisso est en tout cas passionnant, et j'en donnerai ici d'autres extraits (je m'aperçois aussi en le traduisant que le style de Comisso est loin d'être simple, la spontanéité et le naturel qu'il offre au lecteur sont en fait très travaillés).

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