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jeudi 1 juin 2017

Sur les mers de Stevenson




Il est parfois extraordinaire de constater la puissance de la transmutabilité de l’art, selon la définition de Jankelevitch : le langage d’un art qui transite vers le langage d’un autre art. La proposition du philosophe français concerne surtout le binôme littérature-musique, mais on peut également la considérer comme valable pour tous les autres arts. C’est quelque chose de plus que le simple hommage et cela diffère également du « prêt » tant aimé par les théoriciens de la postmodernité. C’est une affinité élective, une reconnaissance tribale, une filiation que l’on doit sans doute au père, mais qui est complètement différent de tout cela grâce à son irréductible physionomie de personne nouvelle. C’est, comme le disait Borges, le dédale chronologique de l’art qui bouleverse la diachronie, « l’Avant et l’Après qui méritent un statut identique », si j’ai bonne mémoire.




Je me laisse aller à ces réflexions un peu abstruses en feuilletant un album de dessins de Tullio Pericoli, que l’éditeur Dante Albieri publie dans un précieux portfolio (Morgana 2) et qui consiste en une série de gravures représentant pour une petite part des paysages robinsonesques et pour une part prépondérante Robert Louis Stevenson et son univers narratif. Pour tous ceux qui commencèrent à l’aimer dans leur adolescence, âge qui pour certains put être particulièrement étouffant, Stevenson a symbolisé l’oxygène. Certes, la sensation de suffocation éprouvée à cet âge de la vie a pu prendre selon les individus des formes diverses. Par exemple, quelqu’un peut se retrouver cloué au lit parce qu’il s’est fracturé le genou, dans les années Cinquante en Italie. Et il y a, où il y a eu, les inondations de la Polésine, ou une autre catastrophe analogue ; il faut donc être solidaires, et les dames patronnesses collectent des vêtements usagés pour les envoyer aux malheureuses victimes des inondations, et au même moment une voix chante Vecchio scarpone, ou une chansonnette du même genre, parce que la radio retransmet le festival de San Remo et pendant ce temps-là, lui, l’invalide, doit lire Cuore ou, pire encore, une version abrégée des Promessi sposi [Les Fiancés] à l’usage des jeunes lecteurs. En somme, des choses de ce genre, pratiquement universelles, dans le sens où tout le monde, chacun à sa façon, dans tous les pays du monde, a pu connaître des catastrophes naturelles et des dames patronnesses, en subissant, sous d’autres formes et en d’autres idiomes, des chansonnettes insipides et des livres pour enfants assommants. 

Et lui, le malheureux garçon temporairement invalide, il étouffe, mais il ne le sait pas. Jusqu’à ce que quelqu’un (un oncle, peut-être, qui deviendra aussitôt pour lui une figure salvatrice) lui apporte un livre de Stevenson, par exemple, L’Île au trésor. Et, comme par miracle, celui qui suffoquait commence à respirer. Parce que l’oxygène arrive : le vent qui gonfle les voiles d’un vaisseau naviguant vers une île lointaine, une île qui n’en est pas vraiment une, mais qui représente la quintessence de l’île, celle qui se cache en chacun de nous et qui représente l’ailleurs, le lieu des désirs, là où nous souhaiterions trouver quelque chose de différent de tout ce qui nous entoure.





L’île de l’Utopie ? Les îles fantastiques du Sud pleines de palmiers rutilants qui apaisent les phtisies et les mélancolies des poètes crépusculaires ? Le Vieni-via-con-me [Viens avec moi] d’une belle chanson qu’il aurait entendue à l’âge adulte. Tout cela et bien d’autres choses encore, tout ce qui peut entrer dans l’espace d’un voyage imaginaire. Et personne ne sut mieux que Stevenson voyager vers la géographie mythique de l’âme. Il y avait à cela plusieurs raisons : il était né et avait grandi à Édimbourg, ville de brumes et de granits. Il était malade des poumons, et avait passé son adolescence dans un hôpital en quittant son lit pour ouvrir les fenêtres, afin de donner de l’oxygène à son corps et à son esprit. Et il réussit à le trouver. Il fit de vrais voyages, traversa des pays entiers à dos d’âne, s’embarqua sur des steamers pour les Amériques des émigrants. Mais il traversa surtout le temps et l’espace en faisant claquer au vent les voiles de l’imagination. Puis, dans les dernières années de sa vie, il choisit une véritable île du Sud, et alla mourir au sommet d’un volcan où le transportèrent sur un brancard ses amis indigènes, pour qu’il puisse respirer mieux pour toujours, à une si haute altitude. 

Mais le temps qui passe n’est pas toujours clément : parfois, un ensemble de particules inertes peuvent obstruer les arrivées d’oxygène et priver d’afflux sanguins les neurones de l’âme, conduisant à une nouvelle phase de suffocation. On voit alors planer la menace du vide d’air, de la dépressurisation de l’esprit. Cela peut arriver à tout âge, et l’on va chercher fébrilement des masques d’oxygène. Ce n’est pas facile, mais il arrive que l’on en trouve. 

On feuillette le portfolio stevensonien de Tullio Pericoli. La chaleur accablante s’apaise. Et le vent nous emporte. La force qui gonfla les voiles et les histoires du phtisique d’Edimbourg circule dans ces dessins : dans les paysages ouverts sur l’horizon, dans les fonds océaniques qui se superposent au sol, dans la longue chevelure de l’écrivain dessiné de dos, dans son blouson d’écrivain marin, dans le tapis qu’il foule et qui devient la carte du possible, dans les nuages et dans les vagues. C’est sa liberté d’être au monde, de penser, d’imaginer, d’écrire. Et, ici, de dessiner. Sans se prendre pour un critique ou pour un exégèse, et encore moins pour un structuraliste, celui qui étouffait respire l’oxygène et écoute le vent. Le vent de Stevenson que Pericoli a réussi à capturer dans ses dessins.

Antonio Tabucchi  Ritratti con figure  Sellerio editore Palermo, 2013  (Traduction personnelle)







Images : Tullio Pericoli  Robert Louis Stevenson



2 commentaires:

  1. Oh la la , le régal ! j'y reviens demain.

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  2. Ces dessins et gravures de Tullio Pericoli sur Stevenson sont étonnantes. Un cabinet de curiosités où l’œil n'en finit pas de découvrir d'étranges détails, le monde imaginaire recouvrant peu à peu le réel. C'est un artiste subtil. Je ne connaissais de lui que ses portraits de Samuel Beckett (2007). là, c'est un régal !
    La méditation d'Antonio Tabucchi ouvre un autre espace, celui du pouvoir et de l'écriture et de la lecture. L'île de Robinson, l'île au Trésor, l'île de l'Utopie... celle qui s'offre à tout rêveur. (Je ne connais pas les réflexions de Jankélévitch sur ce passage subtil d'un art à l'autre.) Je me suis nourrie que des livres de Gaston Bachelard en ce domaine, pour y découvrir un nid, une coquille (Poétique de l'espace, L'eau et les rêves, La flamme d'une chandelle...) Autant d'ouverture à l'imagination poétique, là où se lovent nos souvenirs et nos oublis, là où nous demeurons en nous-mêmes. Stevenson comme abri d'enfance comme une fixation dun bonheur enfui. Cadastre de nos rêves d'enfant... L'immensité était alors près de l'enfant et de la lampe qui veille... "La chambre devient légère qui peu à peu développait les grands espaces du voyage"(R.Char). Mais aussi H-D.Thoreau et sa hutte ou les Biffures de Michel Leiris ou Rimbaud et son Bateau ivre... Et Michaux, et Bousquet, donc ! l'Immensité intérieure des mots...

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