Je cite ici un deuxième extrait de l'ouvrage de Yannick Haenel Je cherche l'Italie (Le titre est une citation de l'Énéide (I, 380), au moment où Énée, après avoir abandonné Troie en flammes, fait naufrage : il débarque sur une île et ses premiers mots sont pour demander son chemin. Il dit "Italiam quaero" ["Je cherche l'Italie"]). Dans un chapitre intitulé Approche de la fissure (Une sainteté), Haenel évoque le lieu franciscain de La Verna, situé à l'est de la Toscane, sur une colline boisée au pied des Apennins. Il s'y livre aussi à une belle méditation sur l'idéal de pauvreté et la liberté franciscaine :
Au sommet, à un peu plus de mille mètres d’altitude, s’ouvre le sanctuaire : c’est «la montagne des Stigmates», comme l’annonce une pancarte. Je garai la voiture sur un petit parking, à l’entrée duquel se dresse une statue de François qui demande à un enfant de laisser s’envoler les tourterelles qu’il allait vendre.
J’empruntai le chemin creusé dans la pierre, qui mène vers la solitude de l’ermitage. Ce chemin, ces grands hêtres, ces falaises, Ghirlandaio les a peints pour la chapelle Sassetti à Florence. Tout en haut, encastrés au fil des siècles autour des lieux où saint François séjourna, il y a une basilique, un campanile, un couvent, une série de cloîtres, une petite église et de multiples chapelles qui forment un ensemble voué à la méditation. (...)
François s’est retiré ici, à la Verna, en 1224, deux ans avant sa mort. Il est affaibli par la maladie, fatigué par les dissensions qui affectent son ordre, qu’il n’aura cessé jusqu’au bout de réorganiser et dont il récrira maintes fois la règle, afin de l’adapter aux rigueurs de l’idéal de pauvreté qui l’habite et aux exigences de la curie romaine, qui voit la réalisation intégrale de L’Évangile comme un scandale — un défi à son pouvoir temporel.
Dans la vie de François, le séjour à la Verna relève d’une décision de solitude. Car seul, il l’a rarement été : la solitude ne s’accorde pas avec le règlement de la communauté. (...) Comment se tenir dans la vérité d’une telle présence ? J’essaie de comprendre. L’espace, le volume, le mouvement se concentrent en un point qui tourne sur lui-même. Une telle pensivité s’ouvre à un amour infini, c’est une image de l’indemne. Voilà : l’indemne est une étendue de pensée bleue et blanche — le contraire de l’enfer. Et précisément, l’enfer se définit comme le lieu où l’amour n’existe pas. En enfer, on n’aime pas ; ainsi l’indemne est-il un visage de l’amour.
Je suis descendu par un escalier vers le Sasso Spico, ce gouffre humide qui s’ouvre dans le bloc des rochers. Je me glisse à travers un passage étroit qui fend la montagne en deux, je pénètre à l’intérieur de la grotte. Ici, l’abîme est aussi un refuge : l’équilibre des roches appuyées les unes sur les autres forme une percée de vide. Une telle percée relève-t-elle du «lieu» — c’est-à-dire de cet abîme qui accueille la divinité ? (...)
Saint François s’émerveillait de ces grottes et anfractuosités : à ses yeux, elles rendaient présentes les plaies et les blessures du Christ au creux desquelles il se réfugiait pour y vivre la Passion.
Je suis sorti de la grotte et m’assieds sur un banc, entre les roches. Le calme donne forme à la pensée — ou est-ce la pensée qui accueille le calme ? Quelque chose se retire sans se cacher, en pleine lumière : l’instant s’offre comme source.
Ce paysage de trous, de fissures, cet espace de la béance ne parlent que du vide : ils en offrent une approche vivante. La Verna se déploie ainsi comme un espace idéal pour une pensée de la pauvreté. Car se tenir vide de toute chose, c’est cela la pauvreté, celle que saint François appelait sa «Dame».
Il y a un sermon de Maître Eckhart consacré à la «pauvreté en esprit» ; il y médite la parole de Jésus recueillie par Matthieu : «Heureux les pauvres en esprit, car le royaume du ciel est avec eux.» C’est par cette pauvreté qui est un abîme — à travers le néant où l’on n’est plus, à travers une disponibilité que le néant ouvre en nous — qu’on se dégage des conditions faciles, que s’anéantit en nous toute condition, même la condition humaine ; et qu’en se tenant dans ce «libre rien», on s’accorde à une expérience où le feu qui nous perce nous offre enfin d’être, c’est-à-dire de recevoir la béatitude.
Dans la règle de 1221, François écrit : «Nous ne devons pas accorder plus d’utilité à l’argent et aux pièces de monnaie qu’aux cailloux.» Il est amusant de voir que Jacques Le Goff, après avoir cité cette phrase dans son Saint François d’Assise, qualifie le franciscanisme de «réactionnaire» et s’écrie : «N’est-ce pas une dangereuse sottise ?» Beau symptôme : on voit que la surdité au message évangélique mène à l’égarement. Car la pauvreté volontaire des franciscains ne relève pas de la sottise, mais au contraire d’une espérance, c’est-à-dire d’une alternative spirituelle et politique ; elle déjoue — conjure — le danger qui, dès le treizième siècle, commence d’arraisonner le monde occidental dans la logique unique du calcul.
Est-il possible d’exister en dehors de la comptabilité ? Au fond, il n’y a pas d’autre question politique. La réponse franciscaine plaide pour une gloire du minoritaire : sortir du discours capitaliste, c’est tendre vers le saint.
Saint François d’Assise aimait se comparer à une «petite poule noire» : celle que le poulailler sacrifie. Celle qui est à l’écart, ne fait pas nombre, accuse le clivage. L’économie monétaire qui se met en place à l’époque de François est fondée sur un sacrifice : dès l’origine, les pauvres en incarnent le reste — les «balayures du monde, le rebut de tous les hommes», comme disent les Écritures. Ce reste du sacrifice, François en accentue la gloire.
La solitude franciscaine se propose comme expérience qui fonde la vie en dehors de l’appropriation. En tant que telle, cette expérience s’oppose au destin historique de l’économie occidentale. (...)
La solitude franciscaine se propose comme expérience qui fonde la vie en dehors de l’appropriation. En tant que telle, cette expérience s’oppose au destin historique de l’économie occidentale. (...)
Le «lieu» franciscain, dont la Verna est l’un des noms, s’offre ainsi comme une expérience qui tranche avec l’accomplissement global du monde. Il met en jeu, en dehors des logiques qui structurent la société, une autre manière d’être vivant : une autre liberté. Le nom même de saint François ne signifie-t-il pas : le Libre ?
Images : (1) Helena (Site Flickr)
(2) Antonella di Vincenzo (Site Flickr)
(3) Michel Corrent (Site Flickr)
(4) Ivan Iraci (Site Flickr)
(5) Ottavia Romoli (Site Flickr)
Quel grand mystère, Emmanuel... Ce dépouillement, cette solitude, ce silence. Ces photos splendides donnent le frisson. Comment vivre, survivre là ? Quelle source entrait en lui que nous ne verrons jamais ? Descendant ces marches et nous enfonçant dans les anfractuosités humides et sombres de la roche nous ne frôlerons qu'une absence qui le cerne. Une mémoire... toute emplie de beauté, de tendresse, d'amitié, de douceur. Le murmure du vent et des sources. Il se liait avec ce paysage mais au-delà à tous les paysages traversés. il était comme un cœur battant. Et le monde tournait lentement autour de lui. Sa source (Le Christ) devenait source en lui, répandant mystérieusement lumière et douceur.
RépondreSupprimerCe texte à nouveau approche sans la dévoiler une beauté sacrée. Ensemble, noués par les mots : le visible et l'invisible.