Le 25 mars, jour de l’Annonciation, Neville Rowley, Caroline Duchatelet — une artiste plasticienne qui désirait filmer l’événement — et moi, nous sommes allés au couvent de San Marco assister à l’arrivée de la lumière, à l’aube, bien avant que n’arrivent les visiteurs. (...)
Il fait encore nuit, il n’y a personne dans les rues, nous arrivons au couvent San Marco. Nous frappons à la porte, on nous mène à travers le cloître jusqu’à l’Annonciation ; nous nous installons face à elle, sur les marches de l’escalier qui mène au corridor.
On éteint les spots. Il fait noir dans l’escalier, la fresque semble lointaine, pâle, voilée. On discerne l’Ange et la Vierge, la forme du portique, l’immense douceur de l’espace. On ne voit pas bien, et pourtant, même dans le noir, il y a de la lumière. Elle semble abritée à l’intérieur de l’ombre. On dirait qu’elle respire. Le mur vibre. (...)
L’Annonciation s’adresse à chacun de ceux qui la regardent, comme elle s’adressait aux moines qui passaient devant elle pour rejoindre leur cellule. En témoigne l’inscription en bas de la fresque : « N’oublie pas de dire l’Ave Maria quand tu passes devant cette fresque. »
Le silence qui habite la fresque se diffuse à nos corps qui se tiennent maintenant dans le calme qu’elle leur prodigue. La partie gauche de la fresque, c’est-à-dire le jardin, sort lentement des ténèbres. La fresque vient ; elle semble se lever doucement depuis la lumière, comme si elle exerçait une poussée dans l’air.
Chaque regard contient une attente, chaque regard mesure son attente. Le corps se dispose en fonction de ce qui l’anime. Je suis maintenant complètement couché dans l’escalier, embusqué, le regard tendu vers l’Ange et la Vierge, comme à la chasse.
Le jardin s’annonce. C’est la lumière qui a fait le ciel, la terre, la mer, les arbres. La lumière de la Genèse qui rejoue le temps de la naissance. Elle vient du jardin, c’est-à-dire du premier temps, celui d’Éden, et s’ouvre à ce nouveau lieu qu’est la parole évangélique. La parole qui traverse un corps fait de celui-ci le lieu d’une naissance. Un tel prodige est valable pour la vie de l’esprit, mais aussi pour l’art.
Voici que les ailes de l’Ange sortent de l’ombre. Leurs couleurs sont celles du jardin : des verts, des rouges, des jaunes. Elles portent la lumière de ce qui vient d’avant — depuis la gauche, depuis le petit jardin clôturé d’Ève ; puis s’ouvrent en dégradé vers ce qui advient de la rencontre avec la Vierge, nouvelle Ève, dont le jardin est maintenant intérieur.
Ce n’est pas encore un rayon qui passe, mais une ouverture de l’intérieur. Les couleurs se lèvent. Toute la fresque est appelée par le corps de la Vierge, par son étrange courbure d’accueil. La lumière se dirige lentement vers elle. Espace ovale où se tient la Vierge, dont le corps lui-même compose une figure ovale. Elle est l’espace qui reçoit la nouvelle que lui apportent l’Ange et la lumière : celle de la fenêtre, celle de la parole de Dieu. (...)
Voici que l’intensité du rayon s’ajuste, on perçoit de nouveau l’Ange. La lumière, plus douce, monte vers le visage de la Vierge.
Présence pure de la courbe éclairée par l’auréole. La lumière la touche, elle est lovée dans le consentement qui la gratifie. Une féminité infinie s’ouvre à l’événement qu’elle accueille. Une immense douceur inonde l’équilibre de la scène. La sensualité est une modalité du repos : lignes, rondeurs — on est dans le monde de la parole qui ouvre sans bruit.
Oui, la Vierge est penchée doucement sur son expérience intérieure. Recueillie, elle coïncide avec la lumière. Elle sait ce qui a lieu en elle et qu’on ne peut pas voir : la naissance d’un dieu. À travers son visage et ses couleurs rose et sable, la lumière s’offre, claire et pensive : elle est l’incarnation de la grâce.
Le rayon atteint l’extrémité droite de la scène, la lumière rejoint la Vierge, son visage, ses mains, son auréole, son tabouret. La parole de l’Ange se transporte en silence jusqu’à cette ombre discrète qu’on remarque sous le tabouret, derrière la Vierge. N’est-il pas écrit qu’elle sera « couverte » par une « ombre » ?
Ce grand silence qui passe entre l’Ange et la Vierge est une voix sans limites, comme celle qui brûle à travers un buisson. L’espace est maintenant entièrement éclairé. L’Annonciation a eu lieu.
Yannick Haenel Je cherche l'Italie L'Infini / Gallimard, 2015
Images : (2) Steven Zucker (Site Flickr)
Images : (2) Steven Zucker (Site Flickr)
(3) et (4) Neville Rowley
(1), (5) et (6) Fra Angelico L'Annonciation (fresque, couvent de San Marco, Florence)
(1), (5) et (6) Fra Angelico L'Annonciation (fresque, couvent de San Marco, Florence)
Émerveillement...
RépondreSupprimer"Il faudrait que la chose reste intouchée par ce qu'on en dit. Que le dire soit de la chose intouchée." (Roger Munier - "Les Eaux profondes (Arfuyen)
C'est exactement cela. MERCI.