En ces années de célébrations verdiennes, il serait dommage de ne pas se rappeler de Bruno Barilli, l'auteur de l'un des plus beaux livres consacrés à la musique de Verdi, Il Paese del melodramma (Le Pays du mélodrame), publié pour la première fois en 1930 et introuvable en français, hélas ! Barilli (pour l'anecdote, il est l'oncle de Cecrope Barilli, qui joue Puck dans le film de Bertolucci Prima della Rivoluzione, et le grand-oncle de Francesco Barilli, qui interprète dans le même film le rôle de Fabrizio) est critique musical et compositeur (deux opéras, Medusa et Emiral, fort peu joués, même si le second lui a valu un prix remis par un jury présidé par Puccini...), mais c'est aussi (et surtout) un magnifique écrivain. Sa façon de parler des œuvres peut surprendre, dans la mesure où il n'aborde pratiquement pas l'aspect technique et purement musical, mais plutôt le cadre culturel et géographique qui a donné naissance à ces œuvres. On n'a jamais mieux montré que dans cet ouvrage le lien indissoluble qui unit le mélodrame verdien aux paysages et aux gens de la région de Parme : c'est de là que viennent son souffle, son âme et ses couleurs (Barilli parle par exemple de la musique vermeille du Trouvère, pour lui le vrai chef d’œuvre de Verdi, davantage que les deux derniers opéras, Otello et Falstaff, plus homogènes et "contrôlés", habituellement considérés comme les sommets de l’œuvre). Pour évoquer cette musique à la fois rigoureuse et débordante, Barilli a recours à une profusion de comparaisons et de métaphores, toutes merveilleusement évocatrices, comme celle du torrent qui traverse la ville de Parme, et que l'on retrouvera dans le second extrait que je traduis ici. Dans le premier passage, on verra que Verdi a aussi puisé son inspiration dans de petits détails quotidiens, comme le chant d'un colporteur saisi au vol sous un portique et réutilisé dans un chœur du troisième acte d'Aïda :
Un giorno un vecchio mentore, persona conosciuta e famigliare che sosteneva in città la parte di Matusalemme, ci toccò una spalla. Eravamo sotto i portici del palazzo del Governatore. Trentadue gradi all’ombra. In quell’estasi canicolare udivi salire fino al cielo il ritornello querulo di un venditore di terraglie. « Ragazzo mio, » fece il nostro autorevole amico indicandoci una delle arcate che si aprivano in piena luce sulla piazza Grande « proprio di là ho visto venir su Verdi appoggiato al braccio della Stolz. Nel fermo stupore solare questi due pellegrini sorsero dinanzi a me improvvisamente. Lo stesso grido noioso e solitario che tu odi ripetersi in questo momento echeggiava anche allora qui sotto le volte. Verdi ne parve sorpreso. Si sciolse dalla sua compagna, cavò fuori un libriccino e segnò una sull’altra quelle quattro note approssimative. La cantilena del merciaio ambulante era andata a incastrarsi dritta nella sua fantasia. Ferro tira ferro, ragazzo mio. Il cervello umano quando lavora diventa una calamita. Qualche volta un accessorio rimette in movimento la macchina, poi l’opera si stacca come un frutto maturo e rotola sull’erba. Vedi come procede di sorpresa e per indicazioni il lavoro creativo ? Non si potrebbe forse pensare che in un pomeriggio arido e sonnolento come questo da una costola di Adamo venne fuori Eva e si addormentò vicino a lui ? Basta, se lo vuoi sapere il grido ozioso di poco fa ha trovato la sua nicchia nella Aida. Vent’anni or sono, nell’udire quest’opera, riconobbi, durante l’atto del Nilo, nell’invocazione rituale dei sacerdoti nascosti nel tempio, la voce del nostro venditore di terraglie che da cinquant’anni trascina il suo piato e la sua merce per le strade di Parma ».
— Questa fu la nostra prima lezione di composizione.
(...)
La nostra città è rotta in due, e si dà l’aria di essere traversata da un famoso corso d’acqua. Il torrente scende ogni tanto dalla montagna e le fa una visita improvvisa e minacciosa. I parmigiani gli hanno preparato per ogni evenienza un gran letto che non basta ai suoi trasporti. A primavera vien giù in piena, impennato e tuonante come se fosse preceduto da una fila di tamburi, s’ingrossa, monta, supera i livelli e sale con la rapidità di un aerostato fomentato da un falò.
La folla nera protesta sui parapetti grida e gongola, mentre sotto i suoi piedi i ponti tremano, e guarda passare nei gorghi e roteare intorno ai pilastri tronchi d’albero, stie galleggianti, asini e cani affogati e gonfii come sacchi di zampogne. Già l’acqua sta per lambire il segno dell’ultima inondazione e chiudere gli occhi dei ponti : schiuma e tempesta contro gli ostacoli velocissima. Le ali dei muraglioni e le case dai camini che fumano sembrano filare in senso inverso come una flotta pigiata e fuggente.
Allo stesso modo impetuoso si abbatte sul populo radunato nel teatro di Parma la melodia corale di Verdi, poi decresce, si ritira e lascia allo scoperto il greto ampio ardente, impervio e abbagliante.
Bruno Barilli Il Paese del melodramma Réédition Adelphi, 2000
Un jour, un vieux mentor, une personne bien connue et familière qui tenait dans la ville le rôle de Mathusalem, me toucha l’épaule. Nous étions sous les portiques du palais du Gouverneur et il faisait trente-deux degrés à l’ombre. Dans cette extase caniculaire, on entendait monter jusqu’au ciel le chant plaintif d’un marchand ambulant. « Mon garçon, » dit cet ami important en me désignant l’une des arcades qui s’ouvraient en pleine lumière sur la Grand Place, « à cet endroit précis, j’ai vu s’approcher Verdi appuyé au bras de la Stolz. Dans l’immobile stupeur solaire, ces deux promeneurs surgirent soudain devant moi. Le même cri monotone et solitaire que tu entends se répéter en cet instant retentissait également ce jour-là sous ces voûtes. Verdi en parut surpris. Il lâcha le bras de sa compagne, sortit un petit carnet et griffonna tour à tour ces quatre notes approximatives. La rengaine du colporteur avait aussitôt trouvé sa place dans son imagination. Le fer attire le fer, mon garçon. Quand il se met en action, le cerveau humain devient un aimant. Parfois, un simple accessoire remet en marche la machine, puis l’œuvre se détache comme un fruit mûr et roule sur l’herbe. Comprends-tu que le travail de création avance de façon surprenante et aléatoire ? Ne pourrait-on pas imaginer qu’en une après-midi somnolente et aride comme celle-ci Ève a surgi d’une côte d’Adam et qu’elle s’est endormie auprès de lui ? Hé bien, si tu veux le savoir, le cri fastidieux de tout à l’heure s’est retrouvé dans Aida. Il y a vingt ans, en entendant cet opéra, j’ai reconnu, pendant l’acte du Nil, au milieu de l'invocation rituelle des prêtres cachés dans le temple, la voix de notre colporteur qui trimballe depuis cinquante ans sa marchandise dans les rues de Parme ».
— Ce fut mon premier cours de composition.
(...)
Notre ville est cassée en deux, et s’enorgueillit d’être traversée par un fameux cours d’eau. Le torrent descend parfois de la montagne pour lui rendre une visite inopinée et menaçante. Les habitants de Parme lui ont préparé à toute éventualité un grand lit qui ne suffit pas à contenir ses élans. Au printemps, il déferle en crue, emporté et tonnant comme s’il était précédé d’une rangée de tambours, il grossit, dépasse les niveaux de garde et monte avec la rapidité d’un aérostat propulsé par un feu.
La foule compacte penchée sur les parapets crie et jubile, tandis que sous ses pieds les ponts tremblent, et elle regarde passer dans les remous et tournoyer autour des piliers des troncs d’arbres, des clapiers flottants, des ânes et des chiens noyés et gonflés comme des sacs de cornemuses. Déjà, l'eau s'apprête à lécher les traces de la dernière inondation et à fermer les yeux des ponts : furieuse, elle écume et tempête contre les obstacles. Les bords des murailles et les maisons aux cheminées fumantes semblent filer en sens inverse comme une flotte pressée et fuyante.
De façon aussi impétueuse, la mélodie chorale de Verdi s’abat sur le peuple réuni dans le théâtre de Parme, puis elle décroît, se retire et laisse à découvert la grève vaste et brûlante, inaccessible et éblouissante.
(Traduction personnelle)
Images : Teatro Regio, Parma
en haut, Rami Jakupi (Site Flickr)
au centre et en bas (2) Marco Delaurenti (Site Flickr)
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RépondreSupprimerAh, c'est excellent ! Verdi s'arrêtant pour noter le cri entendu sous les arcades puis le replaçant dans un opéra.
RépondreSupprimerJ'ai vécu le même étonnement auprès d'une amie, poète en son état naturel et permanent ! nous marchions tranquillement sur une route, un peu rêveuses. Ce jour-là elle n'avait ni son crayon, ni son carnet de marche. Soudain, elle s'arrêta et me demanda de me souvenir de trois mots : camaïeu - crocodile- caïman au cas où elle les oublierait. Puis, nous reprîmes notre marche loin de ces mots-sésame. Je n'étais même pas étonnée...
Beaucoup plus tard, je lus d'elle un poème où je retrouvai ces trois mots sertis dans un texte étonnant.
Cette belle page de Barilli ouvre la porte à ce doux souvenir. Merci.
Maintenant, je vais ouvrir les liens.
Les photos glissées sous les mots : penchée - remous- tempête sont magnifiques et traduisent si parfaitement la musique de Verdi.
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