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jeudi 5 janvier 2017

L'écho du Théâtre Communal de Florence




À la mémoire de Georges Prêtre 
(14 août 1924 - 4 janvier 2017)





Un extrait du très beau livre que Thierry Laget a consacré à Florence, Florentiana, paru en 1993 dans la collection L'Un et l'Autre aux éditions Gallimard.

Quand le chef d’orchestre, halluciné à son pupitre, écarte les bras comme une grande chauve-souris de bande dessinée, quand, boulanger qui enfourne son pain en Enfer, il abaisse sa baguette, telle une banderille prête à crever les yeux du premier violon, quand il trépigne en frappant l’estrade du talon et tente de se raccrocher aux portées de sa partition, entraîné par le flux sonore, désormais dévoré par la bête qu’il a déchaînée, les cuivres ronflants, la peau des tambours crevée, les cymbales claironnantes, quand le public tétanisé retient son souffle et ses applaudissements, on entend tout de même une malicieuse fanfare minuscule, au fond de la salle, qui reprend la mélodie en canon, qui semble accompagner l’orchestre au loin, dans le foyer, sur le velours de quelque loge, et qui propulse avec retard de petits sons métalliques, bondissant, des fureurs d’ocarina, de guimbarde, de crécelle, de castagnettes, comme montées sur ressort. C’est l’écho du théâtre Communal de Florence.




Il est très virtuose, quoique un peu paresseux, et ne se dérange que pour les grandes occasions. Au début du concert, il se montre discret. Les étoiles de la scène sont comme ça : elles aiment à se faire désirer. Il s’endort aux lentos, somnole aux adagios, ronfle aux pianissimos, se réveille en sursaut aux fortissimos : il feuillette alors ses partitions, ébahi, « où en sommes-nous ? où en sommes-nous ? », il se rattrape au premier fff qui lui tombe sous les yeux et entonne n’importe quoi, ce qui lui passe par la tête, ce qui hante sa mémoire, le finale de la Neuvième de Beethoven, par exemple, qu’on jouait la semaine dernière, au milieu du Stabat Mater qu’on a mis au programme ce soir. 

Les chanteurs et les musiciens le connaissent bien, qui ont dû apprendre à l’apprivoiser : on ne deviendra pas quelqu’un, ici, si l’on néglige ce paramètre. Le public sourit lorsqu’il l’entend : cela veut dire que l’orchestre est tonitruant, et le public aime qu’il en soit ainsi. Les ingénieurs acousticiens, eux, ont cent fois tenté de piéger cet écho, de l’étouffer, de le tuer : tant qu’il vivra, ils ne dormiront pas en paix, c’est le déshonneur de leur profession. Mais ils ont beau installer des moquettes, des systèmes de sonorisation électrique, des paravents, le petit écho revient régulièrement narguer son monde au moment des cloches de l’Ouverture 1812 ou pendant l’orage qui précède les grands crimes dans les opéras de Verdi.


 


Il est un chef d’orchestre qui va jusqu’à donner à l’écho le signal de son entrée. C’est Georges Prêtre (il vient souvent ici), qui dirige à mains nues. La musique, il la prend d’abord entre ses doigts, la pétrit , l’étire et l’émiette. Puis il est lunaire, bagarreur, le danseur de tango qui renverse sa partenaire, la paysanne qui lave ses draps dans la Volga, le gamin qui poursuit des bulles de savon, qui fait rebondir sa balle sur le sable mouillé, le mendiant en haillons immobile sous la neige, l’oiseau planant toutes griffes, toutes flammes dehors, le bon Dieu qui tire un seau plein d’eau du puits, le figaro qui pommade et gomine. Il porte la main à son cœur, il en tire la musique, lui sourit. Il salue les notes au passage, et tapote gentiment la tête de celles qui arrivent en retard. Du second balcon, on voit les crânes qui luisent à l’orchestre, comme des peaux de tambour tendues sur lesquelles taper. L’écho sautille de l’un à l’autre avant de retomber, tout confus, le cul sur la scène. 

Thierry Laget  Florentiana  Gallimard, 1993










Images : en haut, Site Flickr

au centre, Wiki Commons

en bas, (1) et (2) Site Flickr

2 commentaires:

  1. Oui, il est mort... Bel hommage dans ce livre et dans cette vidéo. Dans le même chapitre de "Florentiana", Thierry Laget écrit : "La musique est la seule création humaine qui fasse fi de la pesanteur. Elle a des ailes (...) art plus léger que l'air - plus léger, même que sa mélodie. elle s'élève, quoi qu'il arrive...."

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