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vendredi 13 janvier 2017

Un excentrique




Dans son livre Eccentrici, publié chez Adelphi en 2015, Geminello Alvi fait le portrait de plusieurs « excentriques », de Ferdinand von Zeppelin à Monsieur Willy, en passant par Arletty, Lovecraft, Stroheim, Pancho Villa, Oliver Hardy ou Greta Garbo. Je traduis ici le chapitre consacré à Mario Bava, le maître du macabre : 

Tandis que l’actrice, nordique mais avinée, hurlait contre la mauvaise qualité de la lumière, un machiniste imperturbable braquait sur son visage un projecteur au bout d’une perche. Mais à un moment donné, les hurlements ne suffirent plus ; elle se retourna furieuse, heurtant le perchiste qui s’écroula sur un membre de l’équipe chargé du recrutement des figurants. Avec un bruit de friture, la lampe brûlante se souda instantanément au crâne chauve de ce dernier, d’ailleurs mal secouru par un Maciste affolé et aussitôt insulté. Une agitation générale s’ensuivit, et ce plateau de cinéma devint un radeau rempli de fous ondoyant sur la crête d’une vague. Mais, tandis que les larmes de rimmel coulaient sur le visage de l’actrice, le serveur du bar réclamait à Maciste l’argent de son cappuccino et la costumière voulait appeler une ambulance ; le seul à rester imperturbable, c’était Mario Bava. Sa lèvre supérieure recouvrait l’autre et, riant sous cape, il roulait des yeux pour se donner un air faussement terrifié. C’était le metteur en scène, mais son seul souci était de concentrer son attention sur le paquet de Marlboro qu’il tenait dans la main. Du reste, étant dans le monde du cinéma pratiquement depuis sa naissance, il ne pouvait pas le prendre au sérieux. 

Le 31 juillet 1914, quand Bava naquit à Sanremo, son père travaillait déjà depuis huit ans à Turin chez Pathé, comme scénographe et opérateur. Et l’enfance du fils se déroula dans le jeu avec les rouleaux de pellicule et l’émerveillement devant les photogrammes. Sans crainte de l’empoisonnement, puisqu’il savait déjà qu’il ne fallait pas se lécher les doigts, il tenait un bout de la pellicule pendant que son père, muni d’un morceau de coton imbibé de cyanure, la frottait avec un air fanatique. Ainsi, devant l’évier de la cuisine, il commença à se délecter des trucages du cinéma des origines et d’une morale d’un autre temps. La conception des frères Lumière était encore prépondérante : le cinéma devait servir à faire revivre les morts dans un crépitement de lumière, et à d’autres subterfuges de cette nature, puisqu’il était l’architecture du faux-semblant. Et un enfant de cette époque pouvait-il rêver mieux que d’avoir pour père rien moins que l’inventeur de Galaor, qui était le rival de Maciste ? Évidemment, le père artiste à l’esprit romantique finit par faire faillite. Toutefois, il trouva une solution de repli à Rome comme directeur des effets spéciaux à l’Institut Luce, tandis que son fils Mario abandonna les études sans obtenir son baccalauréat. Il avait refusé de passer l’épreuve de gymnastique, et de toute façon, son rêve était de devenir peintre.




À vingt ans, il se maria et travailla à l’adaptation des génériques pour les versions italiennes des films américains. Il gagnait bien sa vie pour l’époque, carrément "dix mille lires mensuelles en 1938". Mais l’embargo sur les films américains le mit sur la paille et il se reconvertit en opérateur. Ainsi, en 1941 il travailla avec De Robertis, et malgré son caractère distrait, il sut se montrer perspicace en reconnaissant en lui  "un vrai génie, l’inventeur du néoréalisme, plus que Rossellini qui lui a tout volé." Après la guerre, il échappa à la misère en réalisant des documentaires. Puis son expérience technique lui valu d’être engagé comme directeur de la photographie à la Lux, la maison de production de Carlo Ponti. Et grâce à son bon caractère, il travailla avec tout le monde, et devint même l’ami d’Aldo Fabrizi. En 1958, le film Les Travaux d’Hercule lança à Cinecittà un nouveau genre, après le filon biblique, celui des péplums (1). Grâce aux effets spéciaux de Bava, le film battit le record du nombre d’entrées détenu par Le Pigeon. Persuadé de la vérité élémentaire selon laquelle le cinéma est d’abord une affaire de trucages, Bava ne tenait pas spécialement à devenir metteur en scène, d’autant plus qu’il gagnait très bien sa vie comme directeur de la photographie. Mais il possédait cet atavisme du caractère italien qui fait qu’il est difficile de refuser une offre si elle est alléchante. Et à quarante-six ans, il devint le metteur en scène d’un film d’horreur, Le Masque du démon. Le scénario était inspiré d’une nouvelle de Gogol, et d’ailleurs Bava ne s’en préoccupait guère ; il était beaucoup plus concentré sur la qualité de la photographie et des effets spéciaux. Et on se souvient encore du plan splendide de la porte qui claque, tandis que Barbara Steele est baignée par la lumière de la lune, vêtue d’ombre et les pupilles dilatées, indistinctement vierge ou vampire.




Le film plut aux cinéphiles américains qui, comme c’est souvent le cas chez les snobs, transforment en mythe ce qui le mérite le moins. Mais surtout, il eut un grand succès commercial. Et c’est ainsi que le doux Bava, lui qui ne tuait pas les moustiques par crainte de les faire souffrir, passa le reste de sa vie dans les flots d’hémoglobine et parmi les vampires, parfois même intergalactiques. Des effets spéciaux créés avec un talent admirable, pour des films qu’il ne réussissait pas à prendre au sérieux et des scénarios médiocres. Plus de vingt films en vingt ans, tournés à toute vitesse en économisant la pellicule, en improvisant des scènes sur le plateau ou en inventant des répliques à l’aveugle. Et presque à chaque fois, on voyait dans les salles de cinéma le public de cette Rome plébéienne qui se moquait des grimaces de ses monstres et ne retrouvait son calme que lorsque les cuisses de ses actrices illuminaient l’écran. Et dans ces conditions, que pouvait-il faire d’autre sinon soigner son image et ses effets spéciaux ?




Il avait la lunatique et géniale décontraction de celui qui ne voudrait jamais conclure un plan qui lui plaisait. Et il ne changea jamais sa méthode, même pas quand, en 1968, De Laurentiis lui attribua un énorme budget pour tourner le film Diabolik. Il ne renonça pas à l’ironie de celui qui invente un trucage pour épater le spectateur le plus modeste, et qui s’en amuse. On voit donc son Diabolik qui, sur un lit tournant, recouvre le corps d’Eva de dollars et dynamite tous les hôtels des impôts. Cela donna un film qui involontairement se référait à l’esthétique du pop-art. Il avait choisi Marisa Mell plutôt que la Deneuve, car il trouvait qu’elle ressemblait plus à une héroïne de bande dessinée. Les actrices de ses films finissaient d’ailleurs toutes par faire des carrières de mannequins.  "Ravissant toutes les belles femmes, pour les donner en pâture à un monstre" (2) : Bava, expert en trucages et en timidité, mourut logiquement pendant le mois des farces, en avril 1980.

Geminello Alvi  Eccentrici Adelphi Editore, 2015 (Traduction personnelle)

Notes du traducteur :

(1) en italien sandaloni 

(2)  "Tutte le belle donne depredando, per farne a un mostro poi cibo nefando" : extrait du dixième chant de l'Orlando Furioso de L'Arioste






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