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jeudi 12 septembre 2013

Verdi, homme-chêne (Verdi, uomo-quercia)




S’il avait été l’un de ces autres musiciens qui, quand on les appelle, ne répondent pas, quand on les regarde, ne vous voient pas, et chez lesquels la Musique, cette sorcière, a stérilisé tout sentiment humain, Verdi ne figurerait pas maintenant — sous son chapeau à larges bords et dans sa redingote croisée — parmi les protagonistes du Risorgimento, à côté de Cavour, de Mazzini, de Garibaldi ; tandis qu’alentour, à perte de vue, sous un ciel d’azur peuplé de saints dans des fauteuils rouge et or, des milliers et des milliers d’orgues de Barbarie répètent tout près, puis loin, puis plus loin et très loin enfin : « Va, pensée, sur les ailes doré-é-ées… ». 




Le grand chapeau et la redingote croisée sont conservés au Musée de la Scala, et bien que, de prime abord, placés comme ils le sont — le chapeau en haut, la redingote au-dessous et entre chapeau et redingote l’espace vide de la tête —, ils évoquent la présence de l’Homme Invisible arrêté et mis sous verre, on comprend sans peine qu’il n’y a rien de diaboliquement musical dans ces vêtements ; ce sont le chapeau et l’habit que le Bon Paysan, l’Homme-Chêne, abandonna sur la chaise de sa chambre de l’hôtel Milano avant de partir, l’âme nue, le 27 janvier 1901. 

De sa mort, il nous reste un document sobre et infiniment tragique : les dessins que Hohenstein fit de la tête de Verdi agonisant, et sous lesquels une notation horaire et une date marquent le passage de la vie à la mort : 
20 heures                                    25-1-1901 
9 heures et demie                       26-1-1901 
10 heures                                    26-1-1901 
16 heures                                    26-1-1901 
20 heures                                    26-1-1901 
Et tout s’arrête là. 




La musique de Verdi échappe aux doigts de qui veut la jouer au piano. Seul Falstaff constitue une exception dans sa transcription pour cet instrument. Mais le mérite en revient-il à Verdi ou au bon maître Carignani ? Certaines rencontres de secondes diminuées, dans l’accompagnement des paroles du Doge, « Tu pleures » [« Piangi »], dans Simon Boccanegra, étonnent comme des inventions qui ne seraient pas de lui.




Sa vie même n’avait pas ce caractère chimique, abstrait, astral de la vie cabalistique des musiciens. Sa musique est essentiellement chant, à savoir directe et naturelle. Il s’entendait bien avec les sopranos, les ténors, les basses : mammifères gras, de belles bagues aux doigts, le cerveau dans une bonace perpétuelle. 

Telles sont la santé et la "singularité" de son destin. Paysan, Verdi ne fertilisera pas sa terre avec des engrais chimiques, mais avec un bon fumier naturel. 
Même lui ne se connaissait pas. Et, jugeant sa musique selon un critère musical, il lui donnait à peine dix ans de vie. 

Pourtant, les autres musiques mourront mais la sienne continuera à vivre. Parce qu’elle n’est pas détachée du monde et stérile comme les autres, mais modelée et remodelée par de fortes et massives mains de paysan, pétrie avec les éléments mêmes de la terre : le bien et le mal de la terre, son amour et sa haine, sa douceur et sa cruauté, sa stupidité, son indifférence, sa folie. 
Les hommes à l’esprit éminent, à la pensée la  plus riche, ignorent parfois Bach, ignorent Mozart, ignorent Wagner ; mais ils s’arrêtent étonnés et fascinés par la folie de l’univers : par la folie de Giuseppe Verdi.

Alberto Savinio  Hommes, racontez-vous  Editions Gallimard, 1978 (Traduction : Sandra Ducrot)






Trois chapitres sont consacrés à Verdi dans le magnifique ouvrage de Renaud Camus Demeures de l'esprit Italie du Nord (Fayard, 2012). J'en recommande vivement la lecture.


Images, de haut en bas :

(1) Statue de Verdi à Busseto (Site Flickr)

(2)  Le Roncole, maison natale de Verdi (Fabio Biasio  Site Flickr)

(3) Parc de la villa Verdi à Sant'Agata (Marthina von Loeben  Site Flickr)


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