Dans L’homme à la mer, publié en 1990 aux éditions Lattès, Jacques Fieschi raconte son retour à Oran, la ville où il est né en 1948, et qu’il a quittée en 1962, pour les raisons que l’on sait. « Vingt-cinq après, la mer a ramené le narrateur à Oran, lieu de tous les doutes et de toutes les nostalgies, où il fallait un retour pour mesurer l’exil. » Je cite ici un extrait de ce très bel ouvrage :
En passant par le quartier des Planteurs, ainsi nommé parce
qu’on fit pousser jadis une splendide pinède serrée sur ce chemin de crête, je
parviens au sommet de la montagne du Murdjadjo et aux assises du vieux fort de Santa-Cruz, nid d’aigle dont les lourdes murailles coiffent la baie d’Oran
d’une menace indélébile. C’est le plus ancien des forts espagnols, point de
défense et de guet qui embrasse le paysage de tous ses côtés. Longtemps on
l’avait abandonné à son néant d’observatoire historique. Pendant la guerre
d’indépendance, on l’avait rajeuni : L’Écho d’Oran publiait des photos de
troufions français y tapant la carte sous les voûtes des vieilles salles
d’armes.
Un peu en contrebas, se dresse la chapelle dédiée à la Vierge, avec ses galeries à ciel ouvert ceignant un bel espace clair, une agora chrétienne où se rassemblaient les fidèles venus en procession pour la fête de l’Ascension et pour Pâques. On y montait à pied du bas de la ville avec des brioches dénommées mounas et des images saintes.
Soyez la Madonne
Qu’on prit à genoux
Qui
sourit et pardonne
Chez nous, chez nous…
Il fallait faire immanquablement la
liaison « Sourit t’et pardonne » et la foule s’y adonnait, tandis que
dans la force unanime du cantique, l’emportait pourtant la voix plus soutenue
d’un chanoine, maître des âmes, au teint empourpré par le soleil et la ferveur.
Aujourd’hui personne ou presque. Un Algérien, qui sommeille sur une natte au
milieu des buissons, fait, semble-t-il, office de gardien. Un couple de
pieds-noirs revenus comme moi sur les lieux du crime donne un coup d’œil rapide
et circulaire. Ils sont ici non pour voir, mais pour photographier, et ils le
font avec gêne, avec méfiance. Après deux ou trois clichés, ils s’embarquent
dans leur voiture de location. Je suis seul désormais avec le site immense,
entre ciel et mer. Les Algériens n’y vont jamais, même pour goûter sa qualité
panoramique, les couleurs de la carte postale géante.
(…)
La statue de la Vierge domine la chapelle, les bras tendus vers la ville comme si elle l’embrassait perpétuellement, comme si rien ne pouvait démentir le geste immémorial, face au site grandiose, de cette effigie pourtant sans valeur artistique, celle de la bonne mère voilée et apaisante telle qu’en a fabriqué par milliers l’imagerie industrielle catholique. Assiégée par une foule bruyante, elle eût perdu à mes yeux tout pouvoir. En France, sur un site pareil, on subirait les nuisances du petit commerce, des baraques, des walkmen. Mais la Vierge de Santa-Cruz, elle, ne s’adresse à personne, elle ne reçoit aucune visite, ses fidèles ont déserté l’endroit, elle reconduit dans le vide son ordre souriant d’abandon et d’allégeance, et la confiance qu’elle suggère paraît dans sa solitude et sa défaite même, aussi éternelle, aussi universelle, que la mer d’un bleu cru, et le ciel sur ma tête.
Jacques Fieschi L'homme à la mer Editions JCLattès, 1990
Jacques Fieschi parle de L'homme à la mer (Vidéo INA)
Jacques Fieschi parle de L'homme à la mer (Vidéo INA)
Images, de haut en bas :
(1) Gaston Batistini (Site Flickr)
(2) Ilyas G. (Site Flickr)
(3) OranInfo (Site Flickr)
Sortir d'une complétude imaginaire et renoncer. Ne plus être impatient. Laisser aller....
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