Avec son ouvrage Nel condominio di carne [Dans la résidence de chair], publié en 2003 en Italie et en 2012 en France (aux éditions Actes Sud), sous le titre très astucieux, mais peut-être trop énigmatique pour un éventuel lecteur, de Co[rps]–propriété, Valerio Magrelli propose non pas une autobiographie, mais une "autobiologie", une sorte de voyage à l’intérieur du corps, au plus près de la peau, du squelette, des organes, des vaisseaux, des fluides, des humeurs. C’est une sorte d’odyssée intérieure et minuscule, un voyage fantastique comme on a déjà pu en voir au cinéma, mais beaucoup plus intime et réflexif que spectaculaire. Le narrateur, en une succession de fragments de longueurs diverses (Magrelli est aussi un grand lecteur (et traducteur) de Barthes), observe au plus près le fonctionnement de ce corps familier et mystérieux, séma soma, corps-tombeau, corps-prison, mais aussi corps-refuge, corps-résidence, corps fuyant qui se métamorphose et échappe à son locataire, qui a parfois le sentiment de devenir un intrus. Magrelli ne propose pas de théorie, mais plutôt une série de tableaux vivants, « un récit de petites catastrophes, qui se sont jouées dans les espaces interstellaires de la chair ». Je cite ici le dix-huitième fragment du livre, réflexion sur le souffle et la voix, la parole et la chair, à travers l’exemple des reliques de saint Antoine de Padoue.
La coda
per raggiungere le teche procede lentamente. Bisogna aspettare che passi una
comitiva di turisti tedeschi, e solo dopo si riesce a imboccare la scaletta che
porta nel cuore della basilica. In realtà, questo non è l’unico altare fatto
meta di pellegrinaggio. A giudicare dall’afflusso, anzi, non è nemmeno il più
gettonato. (Come fosse un juke-box del desiderio, ma invece delle monetine,
dolore spiccio). Nella navata di sinistra, ad esempio, una lunghissima fila
aspetta di avvicinarsi all’arca del santo. Una cascata di ex voto, un vero e
proprio baldacchino di lettere, fotografie e disegni, corona uno spazio carico
di fervore. Ma è nella quinta cappella del deambulatorio, che si trova il vero
centro dell’edificio : i reliquiari in cui si custodiscono alcuni resti di
Antonio da Padova.
Patrono degli ingressi e dei terremoti, dei matrimoni, dei
ladri e degli oggetti smarriti, il santo ebbe per simboli un libro e un giglio.
Qui giacciono alcuni resti del suo corpo, tra cui la lingua, racchiusa ed
esibita in una sfarzosa architettura d’oro e vetro. Qualche anno fa, le
cronache narrarono del suo sequestro a scopo di estorsione. (Come si fa a
fuggire, nottetempo, con una lingua rubata, messa in tasca come fosse un
accendino ? E il suo peso leggero, che correndo sobbalza. Non ne verrà
alcun fuoco, da quella pietra focaia. Non ne verrà parola). Ora è tornata a
posto, cupa pietra di sangue, per emanare la sua buia energia quasi fosse il
nucleo atomico, la pasticca d’uranio di un santuario-sommergibile, torri e
torrette come periscopi, cupole come oblò, per sette secoli di navigazione.
Non
una lingua qualsiasi, per quanto sacra, bensì la lingua del grande predicatore.
Eppure, strano a dirsi, una reliquia tanto amata pare svanire davanti a quella
che le sta vicino. È meno nota, meno impressionante, più astratta, astrusa,
incongrua. Si tratta dell’apparato vocale del santo ricostruito nei suoi
componenti essenziali. Bisogna immaginare una costellazione, un gruppo di
ossicini e cartilagini messi sopra pinnacoli di cristallo. Ecco, in perfetto
equilibrio spaziale, la riproduzione del suo sistema laringeo. Una galleria del
vento dove non c’è più vento, non ci sarà mai più. Stiamo vedendo una voce,
ossia guardando la sorgente da cui sgorgò il verbo di un sommo dottore della
Chiesa. Un monumento alla memoria del suono. Ma è come osservare l’arco
voltaico senza la sua scintilla, o un computer privo del suo programma. E forse
il corpo vale proprio per questa sua temporenea capacità di "eseguire"
l’individuo. Solo per poco. Mentre la voce, l’anima, è il software che lo
accende.
La file pour arriver aux châsses avance lentement. Il faut attendre que passe tout un groupe de touristes allemands et seulement après, on peut s’engager dans le petit escalier conduisant au cœur de la basilique. A vrai dire, ce n’est pas le seul autel devenu but du pèlerinage. Si l’on en juge par l’afflux de visiteurs, au contraire, il n’est même pas le plus prisé. (Un peu comme un juke-box du désir, mais au lieu de glisser des pièces tout court, je glisse des pièces de douleur). Dans la nef de gauche, par exemple, une très longue file attend de s’approcher de l'arche du saint. Une cascade d’ex-voto, un véritable baldaquin de lettres, de photographies et de dessins couronne un espace chargé de ferveur. Mais c’est dans la cinquième chapelle du déambulatoire que se trouve le vrai centre de l’édifice : les reliquaires où sont conservés quelques restes de saint Antoine de Padoue.
Patron des seuils
et des tremblements de terre, des mariages, des voleurs et des objets perdus,
le saint eut pour symboles un livre et un lys. Ici gisent quelques restes de son corps, entre autres la
langue, enfermée et exhibée dans une architecture fastueuse, d’or et de verre.
Il y a quelques années, les rubriques des faits divers en rapportèrent l’enlèvement
en vue d’une rançon. (Comment peut-on s’enfuir, au cœur de la nuit, avec une
langue volée glissée dans sa poche tel
un briquet ? Et son poids si léger, qui en courant la fait tressauter.
Elle ne produira aucune flamme, cette pierre à feu. Aucun mot). Désormais, elle
a retrouvé sa place, sombre pierre de sang, pour dégager son énergie obscure
comme si elle était le noyau atomique, la pastille d’uranium d’un
sanctuaire-submersible, des tours et des tourelles en guise de périscopes, des
coupoles en guise de hublots, durant sept siècles de navigation.
Ce n’est pas
une langue quelconque, encore que sacrée, c’est bel et bien la langue du grand
prédicateur. Et pourtant, et cela paraît étrange à dire, cette relique si aimée
semble disparaître à côté de sa voisine. Moins célèbre, moins impressionnante,
plus abstraite, abstruse, incongrue. Il s’agit de l’appareil vocal du saint
reconstruit dans ses composantes essentielles. Il faut imaginer une
constellation, un groupe d’osselets et de cartilages posés sur des pinacles en
cristal. Voici, en parfait équilibre spatial, la reproduction de son système
laryngé. Un corridor du vent où il n’y a plus de vent, où il n’y en aura jamais
plus. Nous voyons une voix, c'est-à-dire que nous regardons la source d’où
jaillit le verbe d’un des plus grands docteurs de l’Eglise. Un monument à la
mémoire du son. Mais c’est comme si l’on observait l’arc voltaïque sans son
étincelle, ou un ordinateur dépourvu de programme. Et peut-être le corps
vaut-il justement pour sa capacité temporaire d’ "exécuter" l’individu. Pour peu de
temps seulement. Alors que la voix, l’âme, c’est le logiciel qui l’allume.
Valerio Magrelli Co[rps]–propriété Actes Sud, 2012 (Traduction : René Corona, avec la collaboration de Marguerite Pozzoli)
Images : en haut, Alessandro Turchi (L'Orbetto) Sant'Antonio da Padova predica ai pesci, olio su tela, Chiesa di Santa Teresa, Caprarola
Ces châsses dorées et chargées à l'excès me donneraient envie de fuir ce fragment du livre de V.Magrelli s'il n'y était évoqué ces cérémonies païennes, cette ferveur des foules, cette vénération des reliques. Superstition... crédulité...Le fil catholique rattache l'histoire de ces foules à un monde païen où on rendait un culte à de nombreux dieux. Ces saints sont des hommes et des femmes déifiés et leur mémoire symbolisée par un éclat d'os, un cœur, une langue, une étoffe... authentiques ou non, sont les intercesseurs de prières où les demandes de guérison, de fécondité, de causes perdues font florès...
RépondreSupprimerPour ma part, ces rites me rattachent à un vieille dame tendrement aimée qui ne savait se passer de "son" Saint Antoine" !