Translate

lundi 9 septembre 2013

Les Apaches



"quant'è longa sta nuttata..."





Dans la première séquence du film, le ciel est encore bleu mais on entend gronder le tonnerre, lourd de menaces ; en effet, la Corse que nous montre Thierry de Peretti dans Les Apaches, son premier long-métrage, ne ressemble guère à l’"île d’amour" chantée par Tino Rossi. Le soleil et la mer sont bien là pourtant, dans le sud de l’île, à Porto-Vecchio où se déroule l’action,  mais le paysage n’a vraiment rien d’idyllique, avec sa déferlante de touristes, ses ronds-points disgracieux, ses immeubles standardisés, ses abords de ville transformés en zones industrielles, avec leur théorie de stations services et d'hypermarchés, dont les parkings deviennent des terrains de jeu. Thierry de Peretti filme l’ "homologation" (l'omologazione, au sens que Pasolini, l’une des références essentielles du film, donnait à ce terme) des paysages et des personnes, dans un Sud devenu interchangeable où le paradis touristique ressemble par bien des aspects à un ensemble de réserves, où chacun vit séparé. Le titre renvoie évidemment à cette idée de partage du territoire : les jeunes protagonistes du film sont réunis au début dans une villa luxueuse dans laquelle ils se sont introduits par effraction (c'est là qu'aura lieu le vol qui va tout déclencher), mais cette unité est trompeuse, et on la verra rapidement se déliter, les autochtones (François-Jo, Jo, Maryne — les personnages ont les mêmes prénoms que les acteurs qui les interprètent) se distinguant des jeunes issus de l’immigration marocaine (Aziz, Hamza, qui dira à François-Jo, qui est pourtant son ami : «Toi et moi, on n'est pas du même côté de la barrière !») ; de la même façon, les propriétaires continentaux de la villa, et la masse des touristes, constituent également un monde à part, comme les jeunes caïds locaux qui se servent des uns et des autres pour consolider et perpétuer leur influence et leur pouvoir. Chacun va donc chercher aveuglement à défendre son territoire et ses prérogatives, en laissant de côté toute référence morale ou légale ; la seule allusion aux forces de l’ordre se résume à une réflexion de l’un des caïds : «Les gendarmes, c’est bien simple : si t'as besoin de rien, tu les appelles…».

Tout devient ici affaire de rapports de force : au sein du groupe de jeunes, très vite coalisé contre le bouc émissaire (on le soupçonne d'être une "balance"), dont on assistera au sacrifice dans une séquence extraordinairement forte, mais aussi dans la société tout entière, livrée aux trafics d’influence et aux règlements de comptes (l'important, comme le dit Hamza, est de ne surtout pas «finir dans le maquis», c'est à dire être exécuté). La violence est partout : dans le machisme des comportements, le racisme revendiqué et conjugué à l’arrogance de la distinction sociale (cet aspect est magnifiquement exprimé dans la séquence où le gardien marocain de la villa vient s'excuser auprès des propriétaires qui continuent imperturbablement leur conversation sans le voir, comme s'il était transparent, littéralement hors de leur monde), l’individualisme et le matérialisme exacerbés ; comme chez Pasolini, le spectateur est conduit ici au bout du désespoir, dans une sorte de maelstrom pulsionnel sans issue. Cette Corse fiévreuse et déboussolée ressemble d’ailleurs beaucoup à celle que l’on retrouve dans les romans de Jérôme Ferrari et de Marc Biancarelli (Murtoriu, aux éditions Actes Sud), où la violence surgit aussi de façon soudaine et paroxystique, comme une sorte d'exutoire à la fois meurtrier et autodestructeur, ou le résultat d'un mystérieux et absurde engrenage dont on ne peut que contempler l'issue fatale. («L'assassin recule de deux pas et admire son œuvre, n'en ressent nul effroi : il est d'un calme souverain, comme si ce qu'il voyait n'était qu'un songe lointain. Comme s'il n'avait jamais rien fait.» Murtoriu, page 232).




Thierry de Peretti filme au plus près des corps, la plupart du temps en plans séquences, dans un format carré très serré qui raréfie l'espace autour des personnages, au détriment  des paysages qui ne sont jamais magnifiés — en ce sens, Les Apaches s'éloigne des codes habituels du western. On songe parfois en voyant ces jeunes gens perdus, cherchant désespérément à s’affirmer ou à s’étourdir, au Larry Clark de Kids ou de Bully ; les adolescents américains des films de Clark ont en commun avec les "apaches" corses une brutalité ostentatoire et amorale conjuguée avec une grande naïveté, des réflexes presque enfantins (Hamza, juste après le meurtre, va chez le coiffeur pour se faire teindre en blond, et François-Jo, le chef de la petite bande, si proche physiquement de l'accatone pasolinien, parle très sérieusement de «se refaire une vie» avec les trente mille euros que pourrait lui rapporter la vente des fusils de collection dérobés ; à la fin, on le verra revenir dans la villa pour y ramener ces fusils, comme si cela suffisait à tout effacer, mais c'est trop tard : comme dans un film de Bresson, le Mal est fait !). On remarquera que c'est la même tranquille inconscience que montre Pasolini dans la dernière séquence de Salò, avec les deux jeunes miliciens qui, tout près du lieu des massacres, dansent en parlant de leurs fiancées.

Parmi les très belles séquences du film, on se souviendra longtemps de ces lents travellings dans la nuit à la recherche d’Aziz, le condamné (ses poursuivants vont le rejoindre tandis qu’il longe un cimetière), et de l’aube de son exécution au bord d’un étang (ou est-ce un marécage ?). François-Jo, le conducteur du véhicule, chante avec une déconcertante innocence un air traditionnel (Ciucciarella) en conduisant son passager vers la mort, et la berceuse se change en chant funèbre… Les interprètes sont tous d’un naturel confondant, qui renforce la crédibilité d’une histoire que l’on sait inspirée d’un fait divers réel, lequel s’est d’ailleurs déroulé dans ces mêmes lieux quelques années auparavant. Le film est le constat glacé de la dérive d’une société, empêtrée dans les contradictions entre une quête frénétique d’identité et les multiples signes d’une "homologation" sociale, culturelle et environnementale que l’on pourrait aussi observer dans d’autres îles de la Méditerranée ; on ne trouvera pas ici de réponses aux nombreuses questions soulevées, mais le film engage évidemment à la réflexion. La stupéfiante séquence finale renforce encore le malaise du spectateur, confronté aux regards caméra des invités autour de la piscine, qui fixent et montrent du doigt les importuns qui dérangent leur quiétude, cette rassurante certitude d’être entre-soi, parmi les élus de la richesse et du confort : ils congédient les "apaches", en les renvoyant à leurs réserves (François-Jo se glisse parmi eux, mais il semble être devenu invisible !), mais aussi les spectateurs trop curieux et le cinéaste, invité à détourner l’objectif de sa caméra (certains miment des coups de feu). On comprend bien après cette dernière image ce que veut dire Thierry de Peretti lorsqu’il commente ainsi le souvenir que lui a laissé le tournage des Apaches : «Aujourd’hui, je suis surpris de voir que le film est plus noir que ce que j’avais imaginé. J’ai appris aussi combien le hors-champ était puissant au cinéma et à quel point ce qui manque compte et demeure.»








Les Apaches est sorti simultanément en France et en Italie (sous le titre Apache) le quatorze août dernier. On notera au passage l'incongruité de la censure italienne qui a interdit le film aux mineurs de moins de quatorze ans, alors qu'Apache avait été présenté quelques jours plus tôt au festival de Giffoni, consacré aux films pour la jeunesse, et où les jurés qui décident du palmarès final ont tous moins de dix-huit ans !







5 commentaires:

  1. Pascale (Andrea Brusque) a un trop joli cul.
    A part ça, bon film, bien noir, bien prenant, pas (trop) mal joué.
    Merci de l'avoir signalé.

    RépondreSupprimer
  2. Excellent billet. J'aime les passerelles avec Pasolini, Bresson et les écritures de Ferrari et Biancarelli.
    La violence... Quel univers vertigineux...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, chère Christiane ! En ce qui concerne Pasolini, le rapprochement saute aux yeux dès qu'on voit le film ; c'est moins évident pour Bresson : je pense ici aux deux derniers films du maître, "Le Diable probablement", et surtout "L'Argent", qui est vraiment un film méconnu et extraordinaire. C'est à propos de ce film que Bresson disait : "Le mal déboule, vertigineux. Pour une petite faute — passer un faux billet, qu'est-ce pour des enfants ? — le démon surgit." Toutes proportions gardées, c'est aussi vrai pour "Les Apaches"...

      Supprimer
  3. Dans le n°955 de la revue Europe, un dossier Giuseppe Ungaretti. (Page 210 un texte de lui : "Neige". Page d'un journal écrit à Bocognano (février 1932), Traduit de l'italien par Philippe Jaccottet) :
    "j'ai déjà quelque idée de la nature des corses ; c'est qu'elle cache toujours, sous une apparence d'idylle, un aveuglement désespéré. Leur passion, je la voudrais comparer à ces granits pour fureurs de Cyclope ; et leur tendresse, à ces eaux lumineuses qui deviennent ravines, et à ces nuages qui donnent aux montagnes dont n'émergent plus que les pitons, une légèreté mélancolique.(...) Ils ont le sens de la justice immédiate, d'homme à homme..."

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Belle citation, chère Christiane ; le grand Ungaretti aurait toutefois bien du mal à reconnaître aujourd'hui dans ces "apaches" les lointains descendants des vieux Corses qui lui récitaient des vers de l'Arioste et du Tasse, du côté de Venaco...

      Supprimer