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jeudi 14 mai 2015

Maestro





Dans son ouvrage Persone speciali, Masolino d'Amico, le fils du musicologue Fedele d'Amico et de la scénariste Suso Cecchi d'Amico, fait le portrait de plusieurs grandes personnalités italiennes du monde de l'art, du spectacle ou de la politique qu'il connaît depuis son enfance puisqu'elles fréquentaient toutes, pour des raisons amicales ou professionnelles, la maison de ses parents. Je cite ici, dans une traduction personnelle, quelques extraits du texte qu'il consacre à Luchino Visconti, un grand ami de sa mère qui fut la scénariste de presque tous les films du Maestro :

La caractéristique la plus impressionnante de Luchino Visconti dans la vie comme dans le travail, c’était l’autorité. Par autorité — on dirait aujourd’hui "leadership" — j’entends la capacité de se faire obéir, c'est-à-dire d’obtenir que des personnes exécutent des ordres sans perdre de temps pour les convaincre. C’est un don naturel et mystérieux qui se manifeste de plusieurs façons. Les chefs d’orchestre ne peuvent pas exceller s’ils en sont dépourvus, mais il n’y en a pas deux qui l’expriment de la même manière — Bernstein, qui sautillait plein d’enthousiasme comme un derviche et terminait en sueur, avait sur son orchestre le même ascendant que le glacial Pierre Monteux, qui lorsqu’on le voyait de dos semblait ne même pas bouger un doigt. 




Visconti, qui élevait rarement la voix, était venu au monde avec son autorité, mais il est difficile de prétendre qu’il l’avait héritée de ses lointains ancêtres, les moyenâgeux seigneurs de Milan, dont les titres, après l’extinction de la branche principale, étaient passés, par une faveur de Napoléon Bonaparte, à des héritiers collatéraux assez éloignés. Le fait est qu’il émanait l’autorité, sans que l’on sache d’où elle lui venait. 

Initialement, il l’exerça sur les chevaux, recourant même à l’hypnose pour transformer un canasson presque boiteux en vainqueur du Grand Prix de la Ville de Milan. Il passa ensuite aux acteurs, qu’il comparaît d’ailleurs volontiers à des quadrupèdes, en affirmant qu’il fallait savoir les prendre, et déduire de leur caractère s’ils avaient besoin de la cravache, des caresses ou du petit sucre. Le but ultime de cette manipulation du prochain n’était pas, fort heureusement, la politique, mais plutôt le théâtre, le cinéma, l’opéra, autrement dit le ludus, le jeu ; du reste, le jeu nécessite le plus grand engagement et le sérieux le plus total. Sur le jeu théâtral, Visconti ne plaisantait jamais, il exigeait au contraire la perfection en tout et de la part de tous. 

Si le génie réside dans le soin infini apporté au moindre détail, Visconti le possédait. Dans chaque circonstance, il savait exactement ce qu’il voulait, jusqu’à la tonalité d’un sifflement de train dans le lointain, et il était impossible de le contenter avec un ersatz approximatif. On l’a présenté comme un grand amateur, mais en réalité il maîtrisait parfaitement chacun des domaines de son activité. Pour les costumes et les décors, il choisissait toujours de façon infaillible les tissus les plus chers. Ses producteurs essayaient parfois de modifier les prix sur les étiquettes des échantillons, mais il ne se laissait jamais prendre à ce subterfuge. Ses collaborateurs étaient également d’un très haut niveau, de la couturière jusqu’au chef opérateur ; avec lui, chacun parvenait même à se surpasser. Son autorité accroissait le potentiel des personnes. Si Visconti te demandait de faire quelque chose d’inhabituel ou de déroutant, tu lui obéissais sans discuter, puisqu’il en savait évidemment plus que toi. (...)




Très exigeant avec tout le monde, Visconti le fut aussi avec lui-même quand il fut victime d’une attaque cérébrale qui le laissa avec un bras et une jambe à demi paralysés. Il refusa en quelque sorte d’admettre sa situation : il ne l’avait pas ordonné lui-même, donc cela n’était pas vraiment arrivé. Il se soigna secrètement avec ténacité, il obéit aux médecins, il se soumit à des séances exténuantes de rééducation, mais devant les autres il continua à travailler comme si de rien n’était. Comme son métier nécessitait la mise en marche et la maîtrise d’une très importante organisation, il eut du mal à convaincre des producteurs de la lui confier, mais, comme à son habitude, il finit toujours par y parvenir. 

Pour démontrer qu’il n’avait rien perdu de sa maîtrise, il accepta une offre du théâtre Stabile de Rome, qui cherchait à sauver une saison désastreuse en mettant à l’affiche un nom prestigieux : la mise en scène de Vecchi tempi [C’était hier], une pièce de Pinter qui ne lui convenait pas vraiment. Il accepta également que le producteur de son film Gruppo di famiglia in un interno [Violence et passion] soit un homme de droite en quête de respectabilité culturelle comme Edilio Rusconi (à ceux qui le lui reprochaient, il répondit justement que les capitaux ne sont pas à gauche) ; et en somme, il se remit au travail, à sa manière. Il refusa de se comporter en invalide, ne serait-ce qu’une seule seconde. À grands frais, on fit venir pour lui de Suisse un tout dernier modèle de chaise roulante automatique, mais il ne s’y assit qu’une seule fois : il devait impérativement se tenir sur ses jambes. (...) 




J’ai pleuré en apprenant sa mort — je l’aimais beaucoup, et puis j’étais encore jeune et j’ignorais qu’il y a des personnes qui ne meurent jamais. Sur ce point, Luchino en savait évidemment plus que moi. Une fois, un employé maladroit de l’Opéra de Rome, qui ne l’avait pas reconnu, tenta de l’empêcher d’accéder à l’entrée des artistes. Le Comte le traita très durement, et l’autre s’entêta. Quand le malentendu fut levé, l’employé, qui voulait avoir le dernier mot, lui dit : « Restez calme, restez calme ! Et souvenez-vous que nous allons tous mourir. » « Vous, peut-être, lui répondit Visconti, mais moi certainement pas ! »

Masolino d'Amico  Persone speciali  Sellerio editore Palermo, 2012  (Traduction personnelle)






Images : (1), Visconti en 1935 (il a vingt-neuf ans).

(2) Visconti à la Scala de Milan, en compagnie de Maria Callas et Leonard Bernstein (pendant les répétitions de La Vestale, de Spontini, en 1955).

(3) Visconti et Alain Delon, pendant le tournage de Rocco et ses frères, en 1960.

(4) Visconti entouré de Giancarlo Giannini et Laura Antonelli, sur le tournage de L'Innocent, en 1975.

(5) Visconti et sa soeur Uberta, sous le portrait de leur mère, Carla Erba.



Interview de Luchino Visconti par François Chalais, en 1963

5 commentaires:

  1. Ambiguïté de cette notion d'autorité surtout quand elle éclairée par... le dressage des chevaux ! Metteur en scène qui nous a offert des films inoubliables mais il ne devait pas être simple d'être un acteur jouant dans un film sous sa férule. Un charisme certain. Des affections, des admirations durables lui auront été portées mais comme il était dur avec lui-même et avec les autres. Portrait en abyme dans Le Guépard pour ce fier aristocrate nostalgique d'un monde qui n'était plus ou en train de disparaitre.

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  2. J'ajoute quelques citations :
    « Je savais que le vieil homme que je jouais dans "Violence et passion" était Visconti lui-même ; il me l’a d’ailleurs dit : "C’est ma vie je suis un homme très seul, je n’ai jamais su aimer, je n’ai jamais eu de famille." Il voulait dire qu’il n’avait jamais fondé de famille. Et il en cherchait les raisons ; mais il y a d’autres aspects de sa vie auxquels il ne pouvait se résigner à toucher, et je crois que le film en aurait grandement bénéficié s’il avait pu le faire. S'il s’était attardé un peu plus sur la relation homosexuelle entre le vieil homme et le jeune homme joué par Helmut Berger, le film aurait pu être un grand film. Mais il avait peur d’ouvrir cette scène, peur d’explorer ces sentiments... » ( "Luchino Visconti" Alain Sanzio et Paul-Louis Tirard / Ramsay Poche cinéma, 1986, « Entretien avec Burt Lancaster").
    Cette citation m'évoque le tableau (La mort du Juste de Greuze) que le prince Salina contemple à la fin du "Guépard", désenchanté, seul et vieillissant et ces paroles qu'il prononce : « Nous étions les guépards, les lions. Ceux qui nous remplaceront seront les chacals, les hyènes ».
    Ou encore :
    "Visconti est la proie évidente d'une contradiction humaine et sociale, sinon esthétique, sa vie et ses origines le poussent à partager les déboires et les batailles perdues de sa classe; sa culture et ses sympathies d'homme politiquement engagé le poussent par raison à militer dans l'autre camp (...); la proclamation d'une nécessité révolutionnaire et sa sympathie pour un héros objectivement réactionnaire sont les deux termes de la contradiction de Luchino Visconti." écrivait Tomaso Chiaretti à propos du "Guépard".
    Livia, Rocco, le Prince de Salina, Angelica et Tancredi, Aschenbach, Tadzio, Ludwig... des personnages inoubliables, des héros que Luchino Visconti, ce grand réalisateur a créés pour le cinéma (évidemment liés au choix des acteurs prestigieux qu'il a si bien choisis : Claudia Cardinale, Anna Karina, Ingrid Thulin, Helmut Berger, Burt Lancaster, Alain Delon, Marcello Mastroianni, Dirk Bogarde...) . Sa réputation d’exigence et de perfection, son... "autorité" y trouvent justification. Il les a guidés et magnifiés..

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  3. Visconti était, outre un joailler du cinéma, un historien. Dans le Guépard, pas une seule réplique qui n'ait sa précision historique (le prêtre, le garde-chasse, le maire, les petits militaires, le parlementaire, etc... sont parfaits dans leur rôle). C'est un trait qu'il faut souligner aussi. "La Mort à Venise" est une merveille. On ne peut pas tout citer. Sans autorité (c'est le mot que je retiens), jamais Visconti n'aurait pu mener à bien ces chefs-d'oeuvre.

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    1. En effet, c'est très juste, mais cela n'a pas dû être toujours une partie de plaisir pour les acteurs, car Visconti pouvait aussi être très blessant (Renato Salvatori a bien failli en venir aux mains sur le tournage de "Rocco" et la pauvre Clara Calamai n'a jamais oublié le tournage d'Ossessione pendant lequel le maestro n'a cessé d'humilier son actrice). Mais enfin, c'est le résultat qui compte et tous ces films sont effectivement magnifiques !

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