Ce ton fier qu'ils prennent, si souvent, pour vous informer
qu'ils ne lisent «jamais de livres» ! Il peut très bien s'agir
d'«intellectuels», d'ailleurs. Mais il est bien inutile, la
plupart du temps, qu'ils nous préviennent. Nous aurions eu
tôt fait de nous aviser par nous-mêmes de ce qu'ils nous
révèlent avec tant de satisfaction : car entre les lecteurs de
livres et le reste du monde, la différence est bien loin de se
limiter à ce seul point, qui n'est en général que l'indice, ou
peut-être la cause, de bien d'autres antinomies. La disparité,
quoiqu'elle soit bel et bien culturelle, ne relève pas forcément d'une inégalité de culture, car on peut être très savant,
de nos jours, sans jamais lire de livres, de livres «littéraires», en tout cas, disons pour simplifier de littérature. En
revanche, fréquenter ou non la littérature, ce sont, pour ainsi
dire, deux manières d'être au monde, et de le voir. Le sens
n'a pas le même sens, dans les deux cas, ni surtout la même
consistance. Et si la remarque est vraie pour les individus,
elle l'est bien davantage à propos des sociétés. Pour la
première fois depuis plusieurs siècles, nous ne vivons plus
dans une civilisation littéraire, c'est-à-dire dont la référence
essentielle, quant au langage, quant aux manières, quant aux
valeurs, soit la littérature. Sans doute est-ce la raison pour
laquelle ceux d'entre nous qui restent fidèles au livre se
trouvent si mal à leur aise parmi leurs contemporains. La
courtoisie, par exemple, avec l'abstraction qu'elle suppose,
la médiateté de sens qu'elle implique, la conscience qu'elle
exige du caractère de rôle dont se parent, dans les rapports
qu'elle instaure, aussi bien le je que le vous, la courtoisie ne
peut plus avoir cours, dans un monde que la littérature cesse
d'enseigner ; les relations sociales y obéissent à d'autres
codes, presque aussi complexes, à la vérité, mais qui ne sont
pas perçus par leur usagers comme des codes : la sincérité,
l'authenticité, le naturel, le «sympa». L'homme qui lit des
livres ne peut que s'y sentir étranger.
Renaud Camus Esthétique de la solitude, Editions P.OL, 1990
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