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lundi 26 juin 2017

"La Stratégie de l'araignée", le rêve d'un film




La Stratégie de l’araignée est un film qui naît du besoin d’affronter l’ambiguïté de l’Histoire ; il traite de la démystification des figures héroïques des pères bourgeois et antifascistes, mais aussi des nuits de la plaine du Pô, baignées de lumière bleue comme les nuits de Magritte, des micros pour prendre le son direct assiégés par les énormes moustiques du Pô, des travellings toujours latéraux, parallèles aux murs et aux personnages, avec des pauses, des arrêts, comme les trains régionaux qui circulent dans ces parages. Tout cela fait partie de l’expérience globale du film : après tout, comme le dit Moravia, un film ne signifie pas autre chose que ce qu'il signifie. Si un jour on réfléchit sur l’existence d’un cinéma régional, j’aimerais bien que l’on dise que La Stratégie de l’araignée a été le premier film régional, même de façon encore brute et artisanale. C’est pour cela que je suis heureux de l’avoir dédié à la région de l'Émilie et à ceux qui l’administrent. 

Le film est aussi un exemple de cinéma-vérité. Les figurants sont tous des gens que j’avais rencontrés et d’une certaine façon mythifiés dans mon enfance. La Stratégie de l'araignée a été tourné dans un état de transe proche du rêve, c’est le rêve d’un film, le cinéma-vérité de la mémoire. J’avais comme assistant mon frère Giuseppe, Vittorio Storaro était le directeur de la photographie, et l’équipe technique était réduite au minimum. Il faisait trente-huit degrés à l’ombre, et le film s’achève sur la recherche de l’ombre dans les feuillages. Le vert de la campagne au mois d’août que l’on y voit n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Presque la moitié du film est bleue, parce que j’ai beaucoup tourné dans le bref intervalle de lumière entre le jour et le soir. Et on ne peut obtenir cette couleur que pendant les quelques minutes qui suivent le coucher du soleil en été, et si l’on n'utilise pas de filtre. C’est donc un bleu particulier, unique, qui généralement effraie tous les directeurs de la photographie. Nous, au contraire, nous commencions à tourner au moment même où un directeur de la photographie traditionnel aurait dit : «On arrête !». 

Bernardo Bertolucci La mia magnifica ossessione, Garzanti Ed., 2010 (Traduction personnelle)




Entretien de Bernardo Bertolucci avec Silvano Agosti, à propos de La Stratégie de l'araignée. On peut lire ci-dessous la transcription de cet entretien, traduit en français :


Bernardo Bertolucci : Quand je pense à La Stratégie de l’araignée, je revois l’un de ces étés de la plaine du Pô, torride, avec les moustiques qui tournent autour des micros pour capter le son direct. Je me rappelle les merveilleuses symétries architecturales de Sabbioneta, ces longues rues rectilignes, que l’on voyait pour la première fois en Italie. En général, les bourgs naissaient autour d’une chapelle ou d’une église, où l’on construisait quelques maisons. Sabbioneta, au contraire, est d’abord née dans l’esprit de quelques architectes, et sa construction a été financée par un groupe de familles juives ; d’ailleurs, il y avait une synagogue à Sabbioneta. C’est une ville construite comme la Cité Interdite ou Sabaudia, à partir du rêve de quelqu’un. C’est une ville mise en scène, une merveilleuse scénographie ; bien sûr, ce lieu si particulier a exercé une grande influence sur le film. Je me rappelle que j’ai commencé le montage avec Perpignani, et que j’ai dû m’interrompre parce que je venais d’avoir le feu vert pour commencer le tournage du Conformiste. Un peu plus tard, en février ou mars 1970, je me suis retrouvé avec deux films en salle de montage, Le Conformiste et La Stratégie de l’araignée, et avec deux monteurs différents. C’est le genre de choses qui n’arrivent qu’une fois dans la vie d’un cinéaste !

Silvano Agosti : Mais quel aspect de ta personnalité voulais-tu révéler au public en tournant La Stratégie de l’araignée ? 

B.B. : Justement, je ne veux jamais rien révéler de moi au public, même si mes films contiennent beaucoup d’aspects secrets de ma vie. Je cherche plutôt à cacher ce qui est personnel,  même si tout cela se retrouve dans des films, une des choses les plus publiques qui soient...

S.A. : Oui, je comprends, mais ma question était plus innocente ; je voulais juste que tu me dises ce que tu reconnaissais aujourd’hui de toi dans La Stratégie de l’araignée

B.B. : J’y vois surtout ce qui est resté un des éléments obsessionnels dans tous mes premiers films, c'est-à-dire une perpétuelle recherche d’identification de la figure paternelle. Comme l’indique le titre du récit de Borges [Thème du traître et du héros] qui est à l’origine du film, le père est un héros, mais c’est aussi un traître. Il y a donc dans le film cette figure paternelle un peu confuse, et ce lieu magique où les trains ne passent plus depuis des années ; le dernier plan du film montre le personnage principal [Athos Magnani] assis devant la petite gare de Tara (c’est le nom de Sabbioneta dans le film) : il regarde les rails et s’aperçoit soudain qu’ils sont envahis par l’herbe, ce qui signifie que les trains n’y passent plus depuis une éternité. C’est ainsi que le film s’achève...








Images : en haut, Roberto Ferrari (Site Flickr

en bas,  Site Flickr



5 commentaires:

  1. Magritte ou Delvaux pour le lavis bleu et l'étrangeté, De Chirico pour l'architecture, Un climat onirique dans une ville labyrinthe où la mémoire du père inconnu et lointain se joue du fils... Le fascisme.. mais aussi la nouvelle de Borges.

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  2. Une bonne nouvelle ! Le dernier livre d'Angèle Paoli est paru. Vous allez aimer...
    Italies Fabulae
    Éditions Al Manar, 2017.
    C'est très proche de cette ville de Tara, un labyrinthe italien... et corse.

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    1. Quelques lignes de la première page pour vous donner envie d'entrer dans ce très bel ouvrage :
      "Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? Murmure une voix derrière son épaule. La "Madonna" de messer Piero ? La Madone en robe de velours bleu ? Oui, celle qui pose sa main sur son ventre rond, écarte d'un doigt le plissé du tissu, regard baissé vers l'enfant qu'elle porte et qu'elle sent bouger en elle. Je me souviens des deux anges qui tirent les rideaux d'un dais de théâtre pour lui permettre de prendre place. sur les devants de la scène, sans doute. Une scène intérieure. Sans parole. muette. Où était-ce ? Quelque part en Toscane. Dans un petit village un peu à l'écart. Nous avions découvert une première fois la fresque de messer Piero dans une chapelle de cimetière. C'était à Monterchi, je crois ? N'était-ce pas le village d'origine de la mère de Piero ? Romana di Perini ?...."

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    2. Merci, Christiane, pour ces précieuses informations ! Je rappelle au passage ce petit billet sur la Madonna del parto...

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  3. Je me souviens de ce texte et ces photos extraordinaires. De l'un à l'autre, deus regards... Le récit sur la Bataille d'Anghiari et l'approche du Triptyque est digne du chef d'oeuvre "Alamo" de J.Wayne (1960) que j'ai revu, hier, émue. Hymne poignant aux combattants de la liberté élevé au rang de mythe. La mort inscrite dans le tourbillon des batailles. "Toute l'action se concentre soudain sur Bernardino. Il semble qu'il soit en mauvaise posture, cerné comme il l'est par les cavaliers florentins. Le cercle sur lui se referme. les lances fusent. Des chevaux ont été touchés qui gisent au sol; d'autres ruent pour se libérer de l'entrave humaine (..) Il trébuche. il chancelle. Désarçonné.
    La belle ordonnance est rompue. Un grand désordre règne sur la campagne toscane." p.67
    Il suffit de remplacer les lances par les baïonnettes, la campagne toscane par ce no man's land du Texas autour de Fort Alamo.... et une musique inoubliable ("The Green Leaves of Summer" et "Alamo" -solo de trompette - de Dimitri Tiomkin) :
    https://www.youtube.com/watch?v=EWmr0Afr4f8

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