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mercredi 17 juin 2015

L'amitié en Sicile




I racconti di Nenè reprend de larges extraits d’une interview télévisée qu’Andrea Camilleri a accordée en 2006 à deux journalistes, Francesco Anzalone et Giorgio Santelli. Camilleri y raconte les étapes fondamentales de sa vie et il y parle aussi de façon plus générale de la Sicile et de certains aspects du caractère insulaire. Dans le texte que je reprends ici, dans une traduction personnelle, il est question des caractéristiques de l’amitié sicilienne, bien difficiles à comprendre de l’extérieur. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas à l'origine d’un texte écrit, mais de la retranscription d’une conversation, ce qui explique l’aspect parfois relâché du style, qui vise à conserver la spontanéité de la source orale :

« Sur le sujet de l’amitié, je crois que l’on a déjà écrit des centaines de livres, et je ne pense pas que je puisse ajouter grand-chose de nouveau. Je me bornerai donc à parler de l’amitié sicilienne, en cherchant à préciser ce qu’est le concept d’amitié en Sicile et comment il est mis en pratique. 
Je pense à un exemple que j’ai toujours trouvé frappant. 
Luigi Pirandello et Nino Martoglio (1) étaient des amis intimes, de vrais amis. C’est Martoglio qui a fait débuter Pirandello au théâtre, et qui l’a par la suite aidé de toutes les façons possibles. Ils étaient liés à la vie, à la mort. Dans leurs lettres, ils employaient même des expressions qui seraient aujourd’hui considérées comme embarrassantes, comme "Je vous embrasse sur la bouche, cher ami". 
On en vient alors à se demander : "Mais de quel type d’amitié peut-il bien s’agir ?"
Un lien encore plus fort que celui qui unit deux frères jumeaux : c’est un peu une définition par défaut de l’amitié, mais elle s’approche de la vérité.
Et puis, un jour, cette amitié s’est interrompue. 
Pour expliquer à Martoglio les raisons de cette interruption, Pirandello lui écrit : "Cher ami, l’autre soir, vous avez dit un mot, un seul mot, que vous n’auriez pas dû prononcer... "
Cela semble ridicule, mais ce mot avait à lui tout seul un poids qui remettait en question toutes les années d’amitié qui l’avaient précédé. 
On peut donc se demander si l’amitié sicilienne n’est pas un art plutôt difficile à pratiquer. 
Je me suis souvent rendu compte qu’entre Siciliens, un véritable ami ne doit pas demander à l’autre quelque chose ; cela n’est pas nécessaire puisqu’il sera précédé par l’offre de l’ami, qui a déjà compris la demande qu’on était sur le point de lui faire. 
C’est un processus un peu complexe. En fait, obliger un ami à formuler une requête est la preuve d’une amitié imparfaite. 
Voilà pourquoi je parlais de jumeaux, parce que souvent, entre eux, on constate des échanges mentaux, par lesquels chacun comprend de façon magique les nécessités de l’autre.




Il y a encore une autre caractéristique merveilleuse de l’amitié sicilienne, et je vais l’illustrer avec un exemple. 
J’avais un ami très cher que je ne voyais plus depuis dix ans. J’étais déjà marié et je venais de m’installer à Rome. Il m’appelle et me dit : 
"J’ai deux heures de libre entre un train et l’autre et j’aimerais venir te voir."
Il vient à la maison et nous nous embrassons chaleureusement avant de nous asseoir côte à côte sur le divan. Deux heures s’écoulent et mon ami se lève, m’embrasse et s’en va. 
Ma femme, qui non seulement n’est pas sicilienne mais a de plus reçu une éducation milanaise, me dit avec stupéfaction : 
"Mais vous ne vous êtes même pas parlé, vous ne vous êtes rien dit, vous êtes restés silencieux, vous avez à peine échangé cinq ou six mots !"
Elle ne pouvait pas comprendre combien de choses nous nous étions dites, en amis véritables, à travers tout ce silence. 
Et voilà un autre aspect mystérieux et indéchiffrable de l’amitié sicilienne. »

Andrea Camilleri  I racconti di Nené   Universale Economica Feltrinelli, 2014  (Traduction personnelle)

(1) Nino Martoglio (1870 - 1921) a été un célèbre poète et dramaturge sicilien ; il mit en scène les première œuvres théâtrales de Pirandello, et écrivit même avec lui des pièces in dialetto, c'est-à-dire en sicilien.



3 commentaires:

  1. Comme si on avait un jumeau perdu quelque part et que, l'ayant trouvé, on fait boule.
    Et ce mot terrible qui sépare les deux amis n'aura peut-être pu résister au hasard d'une rencontre de joie parfaite.
    Il est important, aussi, de trouver le rythme, la bonne distance, le tiers qui séparant rend chaque vie possible, ouverte aux autres. Et les retours qui font boule... J'aime dans le texte de Andrea Camilleri cette joie intacte et ce silence entre ces deux amis qui se retrouvent après une longue séparation.
    Ah, c'est bien la Sicile !
    Et le risque fusionnel, ici affronté par Witold Gombrowicz :
    (Inoubliable ce final du "Ferdydurke" ):
    "Oh, une tierce personne ! Au secours, au secours ! Viens, troisième homme, viens vers nous deux, viens me sauver, montre-toi pour que je m'accorde à toi, sauve-moi ! Qu'arrive ici tout de suite, sur-le-champ, un tiers, un inconnu, un autre, objectif et froid, et pur, lointain et neutre, qu'il déferle comme une vague et frappe en étranger cette familiarité tiède, qu'il m'arrache à Sophie ! Oh, troisième homme, viens, fournis-moi un point d'appui pour résister, permets que je puise en toi des forces, viens, inspiration vivifiante, viens, puissance, arrache-moi, détache-moi, éloigne-moi ! Mais Sophie se blottissait de plus en plus tendrement, chaudement et affectueusement. (...) pour que je doive à nouveau courir, courir, courir dans toute l'humanité.(...)
    Et voilà, tralala,
    Zut à celui qui le lira !
    "

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  2. Oui, les impressions, les doutes et les joies se partagent entre amis sans avoir toujours besoin de les nommer. C'est un sentiment fort que l'on partage avec ses amis; on sait ce qu'ils vont probablement penser de telle ou telle chose etc...Comme l'a écris Cocteau "quand je m'éloigne de mes amis,je recherche leur ombre.

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