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mercredi 4 février 2015

Appunti inutili (Notes inutiles)




« Aussitôt, de sa main, l'illustre Hector ôta son casque
Tout brillant de lumière et le déposa sur le sol.
Ensuite il embrassa son fils, le berça dans ses bras
Et dit cette prière à Zeus, ainsi qu'aux autres dieux :
"Zeus et vous tous, ô dieux, faites que ce petit enfant
Devienne comme moi illustre parmi les Troyens ;
Qu'il se montre aussi fort et règne en roi sur Ilion !
Qu'on puisse dire un jour : Le fils l'emporte sur le père !" »

Homère  Iliade VI, 472-479 (traduction : Frédéric Mugler)






Les éditions de la revue Conférence ont eu la bonne idée de publier les Notes inutiles [Appunti inutili], du poète triestin Virgilio Giotti, un ouvrage que Pasolini considérait comme un chef d’œuvre de la littérature italienne du vingtième siècle, et on ne peut que lui donner raison à la lecture de ces pages brèves mais si intenses et si bouleversantes. Il s'agit donc de notes intimes, prises dans un carnet, la première étant datée du premier février 1946 et la dernière du mois d'août 1953. Le point de départ est une lettre reçue par Giotti à la fin du mois de janvier 1946, et qui lui apprend la mort de son fils aîné, Paolo, sur le front russe. Depuis 1942, il était sans nouvelles de lui et de son frère cadet, Franco (le sort de ce dernier ne sera connu que bien plus tard, après la mort de Giotti : ce n'est qu'en 2000, avec l'ouverture tardive des archives militaires soviétiques, que l'on saura qu'il est mort en janvier 1943, au sinistre camp de prisonniers de Tambov). 

Ce que nous lisons donc ici est un journal de deuil, inutile puisqu'il ne peut pas guérir de l'absence, mais précieux parce qu'il évoque l'amour des fils et l'apprentissage de la douleur ; de façon simple, sans aucun pathos, à travers des observations quotidiennes apparemment banales, ou des réflexions sur le manque, l'oubli, la fatigue, l'égarement dans un présent où l'on se sent mort tout en restant vivant. Comme dans plusieurs de ses poèmes en dialecte triestin, Giotti converse dans ces notes avec les ombres de ses fils disparus, qu'il brûle de rejoindre ("Si seulement c'était demain !") ; tentation qu'il écarte, comme on le verra dans un des extraits que je cite ci-dessous, "pour continuer à faire comme tout le monde, jusqu'à ce que la mort m'emporte". Il faut enfin saluer le magnifique travail de Laurent Feneyrou, maître d’œuvre de cette édition française : sa traduction est excellente, et sa riche postface est extraordinairement éclairante pour le lecteur français qui découvre ainsi un auteur méconnu et un texte précieux.





30 VII 1947. — Come siamo fatti ! Sono oramai 18 mesi che so che Paolo è morto. Credo di non aver dimenticato né lui né Franco mai, nemmeno per un momento, neanche di notte, neanche nel sonno. Ma mentre durante certe giornate, per delle ore, in certi momenti, li ho, l'uno e l'altro, o uno dei due, dentro di me, nel cervello e negli occhi, altre volte, per giornate, o ore, o momenti, essi sono fuori di me, più o meno lontani, e qualche volta mi sono stati lontanissimi, seppure sempre li vedessi e sentissi presenti. E sono dentro di me o fuori, senza ch'io sappia ciò che fa sì che si verifichi un fatto piuttosto che l'altro.

Oggi, per istrada, Paolo mi è improvvisamente entrato dentro ; ho risentito il fatto della sua morte con la violenza di una prima notizia ; ho esclamato ancora una volta (a voce alta probabilmente, ma non lo so) : Paolo, Paolo è morto ! e ho risentito nuovamente quel fatto come impossibile, come inverosimile. Da quel momento l'ho dentro di me, con la sua figura, col suo caro volto, col suo sorriso e la sua voce, vivo e vero. Probabilmente questa notte lo vedrò in sogno. Domani forse mi si riallontanerà.

30 VII 1947. — De quoi sommes-nous faits ! Cela fait maintenant dix-huit mois que je sais que Paolo est mort. Je crois ne l'avoir jamais oublié, ni lui, ni Franco, pas même un instant, ni la nuit, ni dans mon sommeil. Mais alors que, certains jours, pendant des heures, à certains moments, je les ai, l'un et l'autre, ou l'un des deux, en moi, à l'esprit et sous les yeux, d'autres fois, pendant des jours, ou des heures, ou des instants, ils sont hors de moi, plus ou moins loin, et parfois, ils ont été très loin de moi, même si je les voyais et les sentais présents. Et ils sont en moi ou hors de moi, sans que je sache ce qui fait que j'ai une sensation plutôt que l'autre. 

Aujourd'hui, dans la rue, Paolo est tout à coup entré en moi ; j'ai ressenti le fait de sa mort avec la violence d'une nouvelle toute fraîche : je me suis exclamé encore une fois (à voix haute, probablement, mais je ne saurais dire) : Paolo, Paolo est mort ! et j'ai ressenti à nouveau que c'était impossible, invraisemblable. Depuis lors, je l'ai en moi, avec sa chère silhouette, avec son cher visage, avec son sourire et sa voix, il est vivant et bien réel. Cette nuit, probablement, je le verrai en rêve. Demain, peut-être, il sera encore éloigné de moi. 




 16 VIII 1947. — Oggi ho il cuore arido. Mi sento vuoto d'ogni affetto, d'ogni mestizia, di tutti i miei dolori. Mi pare che rimarrei indifferente a qualunque cosa succedesse. Lontano, là, ci sono i miei figli, simili a secche immagini fotografiche senz'anima. Ho fatto una doccia, ho bevuto un caffè, ho fumato mezzo sigaro, più tardi mangerò e dormirò. Sono come il letto asciutto di quel torrentello. Si, ma un filino d'acqua vi scorre tuttavia, quasi invisibile. Così in me ; e con quel filino scrivo queste due righe.

(Tutto falso, si capisce. Scherzi dell'estate, che spossa, che addormenta ; scherzi della carne che ha bisogno di riposare).

16 VIII 1947. — Aujourd'hui, j'ai le cœur sec. Je me sens vide, sans affection, sans tristesse, sans la moindre de mes douleurs. Il me semble que tout ce qui pourrait arriver me laisserait indifférent. Au loin, là, mes fils, pareils à des images photographiques séchées, sans âme. J'ai pris une douche, j'ai bu des cafés, j'ai fumé la moitié d'un cigare ; plus tard, je mangerai et je dormirai. Je suis comme le lit asséché de ce petit torrent. Oui, mais un filet d'eau y coule encore, presque invisible. Comme il coule en moi ; et avec ce filet, j'écris ces quelques lignes.

(Tout est faux, bien sûr. Des tours joués par l'été, un été qui vous épuise, qui vous endort ; des tours joués par la chair qui a besoin de repos.)

 20 IX 1947. — Sono più di 2 settimane che ho smesso questi appunti. Li riprenderò ? ritroverò il gusto di farne ? Non credo.

In queste 2 settimane ho avuto giornate di pieno deserto. Qualche volta ho anche provato il senso come se un certo me, non propriamente io, si sforzasse di dimenticare : dimenticare per riagganciarmi alla vita, dopo annullata la memoria. Che brutta e vile cosa la rassegnazione ! La solita rassegnazione, intendo, che non è nient'altro che oblio.

Tutt'altra cosa vorrei da me. Una tranquilla e profonda infelicità, con la piana e mai interrotta ricordanza di tutto ; una rassegnazione derivata dalla coscienza dell'inevitabilità delle umane sciagure.

Ma per questo bisognerebbe essere ben vivi e energici, mentre io sono stanco, irrequieto, mutevole, malato ; e però continuerò a fare come tutti, fino a quando la morte mi leverà via.

20 IX 1947. — Cela fait plus de deux semaines que j'ai arrêté d'écrire ces notes. Les reprendrai-je ? retrouverai-je le goût de le faire ? Je ne crois pas. 

Pendant ces deux semaines, j'ai traversé des journées de plein désert. Parfois, j'ai aussi eu le sentiment qu'une certaine partie de moi, mais pas moi en réalité, s'efforçait d'oublier : oublier pour me raccrocher à la vie, après avoir réduit la mémoire à néant. Quelle sale et vile chose que la résignation ! La résignation ordinaire, j'entends, qui n'est rien d'autre que l'oubli. 

J'attends tout autre chose de moi. Un malheur paisible et profond, et conservant le plein souvenir, jamais interrompu, de tout ce qui s'est passé ; une résignation dérivée de la conscience du caractère inéluctable des malheurs humains. 

Mais pour cela, il faudrait être bien vivant et plein d'énergie, alors que je suis fatigué, instable, changeant, malade ; mais je continuerai à faire comme tout le monde, jusqu'à ce que la mort m'emporte.

Virgilio Giotti  Notes inutiles  Éditions de la revue Conférence, 2015 (Traduction : Laurent Feneyrou)




Le manuscrit du poème de Virgilio Giotti Ai mii fioi morti [À mes fils morts]




4 commentaires:

  1. Ces notes de Virgilio Giotti sont tellement justes... L'absence de ceux que nous ne reverrons jamais est adoucie parfois par la mémoire d'instants de partage, de grâce puis on bute sur l’irréversible et là une douleur aigüe nous poignarde. Nous ne savons plus qui est l'absent.
    Certaines absences durables d'êtres chers mais séparés nous saisit de même façon. L'espoir de les revoir par hasard ou par volonté devient si fragile que le "jamais plus" s'installe dans nos cœurs comme ce concerto de Mozart si bien interprété par Clara Haskil. Elle s'en saisit avec une telle profondeur qu'il devient comme la pensée de V.Giotti. Mais la solitude est à assumer dans toute rencontre aussi belle soit-elle.
    "Un malheur paisible et profond, et conservant le plein souvenir, jamais interrompu, de tout ce qui s'est passé ; une résignation dérivée de la conscience du caractère inéluctable des malheurs humains."

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    1. Merci Christiane pour ce beau message. J'aime bien que le souvenir de ces deux jeunes gens soit aujourd'hui sur la Toile, avec ces photographies un peu fanées et les mots si poignants de leur père...

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  2. Encore un texte magnifique. Puisque nous parlions d'ombre, suite au dernier texte de Giotti, voici "celle" d'Apollinaire dans l'oeuvre en prose:" L'ombre intacte et solitaire qui parcourait les rues de la petite ville n'en a pas moins de réalité que l'ombre intérieure dont nous pouvons suivre les contours projetés sur la mémoire et dont la subtilité bleuâtre épouse le souvenir."
    Je ne sais si vous avez lu dans cette même oeuvre "Giovanni Moroni". Cette courte nouvelle devrait vous séduire, je pense.

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    1. Merci, Julius ! Oui, je connais ce texte d'Apollinaire ("Giovanni Moroni"), et je l'aime beaucoup !

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