« O colonnes, Pindare vous a vues ; il vous a touchées ; et vous l'avez entendu, ce grand prêtre entre les poètes. Dans son ciboire, il tient la gloire et le salut : il dispense le nectar et l'encens. Il a nommé Agrigente "la plus belle des villes" : elle l'est aussi pour moi, parce qu'elle n'est plus. »
Toute la grâce
du jour dans la fleur du matin ! L’aube est divine au temple de la
Concorde. La pierre palpite. Poreuse, elle ne boit pas l’eau : ce ciel de
saphir n’en recèle pas une goutte ; mais elle dévore la lumière et la
garde passionnément. Ce miel d’or est sa nourriture. Par un calcul exquis,
l’entre-colonnes de la façade se fait plus étroit du centre aux angles. De la
sorte, la respiration du temple est, à tout instant de la clarté, celle d’un
torse. La déesse, qui baigne encore dans les sourires du sommeil (le sommeil
des dieux n’est que le rêve des rêves), ouvre les yeux sur tout le pays, son
domaine : la ville, la plaine, les moissons, le froment, la solitude, tout
l’attend. Et les autres temples même. Et la mer, au plus loin, sort des langes
de l’aube : la mer, le dernier degré qui porte la pensée dorique
d’Agrigente.
Près de Castor et Pollux, les Gémeaux, deux colonnes, deux
jumelles, tout ce qui reste d’un temple dédié, dit-on, à Vulcain. Elles
s’élèvent mutilées sur un stylobate et cinq marches. Elles n’ont rien de plus
rare ou de plus parfait que tant d’autres ; mais elles parlent de l’homme
et des dieux à la nature, dans le concert des oliviers et des amandiers en fleurs. La caresse du matin, cette minute si fraîche dans la contrée brûlante,
enveloppe les feuilles grises et les corolles blanches. Le feuillage immobile
a, pour les yeux, la douceur immatérielle d’un parfum.
On ne peut croire aux
moissons qui dorent la plaine. Ces épis maigres ne sont pas faits pour donner
aux hommes leur pain de froment. Ils sont roides et sans un frisson. Jamais ils
n’ondulent à la brise. Ils ne sont là que pour la gloire d’être un tapis aux
dieux, pour l’ornement. Et les degrés immenses qui montent aux temples, si
hauts et si durs, ils ne sont pas à l’échelle de l’homme. Les dieux seuls les
descendent, et les remontent, sans témoins, sous le dais des étoiles, dans
leurs promenades nocturnes.
Sous les amandiers, l’ombre de la terre est du bleu
le plus fin, le ton du myosotis qui se fane. On dirait d’une eau sans un pli
qui mire la lumière d’un astre. Que ces arbres, l’amandier, l’olivier, les
pins, sont délicieux à qui les contemple : ils sont amis de la
lumière ; ils y croissent fiancés : ils l’appellent et la laissent
passer à travers eux, de tous côtés, de tous leurs doigts, de tous leurs
cheveux. Arbres sacrés, quel que soit leur âge, ils sont toujours jeunes :
ils sont légers. Ils sont amoureux. Les oliviers centenaires, c’est le roi
David qui attend Bethsabée, Nestor qui reçoit Briséis sous la tente, et le grand
sultan Salomon qui donne à dîner à la reine de Saba : il a promis de lui
faire entendre Omar Khayam, le plus beau des oliviers, qui sue une huile d’or
et un vin rose. Arbres sans poids ni ombres denses, déjà pareils dans leur
passion à leur propre cendre ! O vertu qui m’est la plus chère de toutes,
grâce unique de la solidité, comme la grâce de l’âme est le sourire de la
grandeur.
Une troupe de chèvres s’avance en bondissant, faisant les pas et les
figures qui conviennent au ballet du matin. Toutes les chèvres sont danseuses.
Il n’y a pas comme elles pour marcher sur les pointes. Leur danse pétille,
elles s’égaillent à droite, à gauche, en haut, en bas, de toutes parts ;
pas une qui se range dans un quadrille. Elles courent sur les degrés de la Concorde,
et leurs petites cornes noires font des signes. Est-ce un grand bouc, qui joue
à cache-cache avec son ombre courte entre les colonnes ? Je vois étinceler
deux agates de feu, ses yeux ; il est coiffé de bois immenses et il se
dresse soudain, tout tendu comme un arc, tout debout, ardent et svelte :
c’est Pan qui rend visite à la déesse.
André Suarès Temples grecs, maisons des dieux
Ce livre, vous me l'avez fait découvrir. Joie de savourer cette page et d'ouvrir les liens si justement choisis. Paul Valéry dans "Variété III", dans un essai " Au sujet du "Cimetière marin", écrit :
RépondreSupprimer"Certains mots sonnent en nous entre tous les autres, comme des harmoniques de notre nature la plus profonde..."
Ainsi, lire ces lignes d'André Suarès me transforme et me transporte ailleurs, dans un autre temps. La puissance de ce langage est extraordinaire. Cette composition donne la joie du nombre d'or...