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samedi 14 février 2015

De l'autre côté



  "Molto tardi, ci sono ancora dei giorni felici — è già dall'altra parte. Ci sono delle belle passeggiate, ma nel paese delle ombre."





Mardi 25 février 2014, une heure du matin (le 26). [...] Ma vue baisse. Je m’en faisais l’autre jour la réflexion entre Paris et Plieux, sur l’autoroute : je vois moins bien qu’avant, les nuances sont moins délicates, la profondeur de champ plus sommaire, je perçois moins les degrés, les passages. Néanmoins, en vieillissant, si l’on voit moins bien, on voit en même temps beaucoup mieux. C’est qu’on voit tout à partir de la perte — autant dire de la mort.
 



On voit les choses, les paysages, les êtres, à partir de notre propre mort, un peu de l’autre côté du miroir que nous sommes déjà ; mais aussi à partir de leur mort à eux, du lent travail sur eux, en eux, mais parfois très rapide, de la mort. En chaque objet que rencontre notre regard, pour peu que cette ville, ce village, ce visage, ce fauteuil, ce lit nous soient un peu familiers, aient déjà une histoire en nous, nous apercevons ce qu’ils ne sont plus, ce qu’ils ont été, ce qui les a quittés, ce que le temps a transformé en eux et détruit. À cet endroit X nous a dit ceci ou cela ; là il y avait un pont ; ici nous sommes tombés en panne, Y et moi ; ma mère disait toujours qu’à partir de ce point-ci le plus dur était fait, elle se sentait presque arrivée. Tant qu’on n’a pas duré un peu on ne comprend rien à la poésie d’exister, qui est faite d’accumulation, d’effacement des détails, de relief du temps, d’écrasement des époques.

Je rattache cette observation à mon vieux thème récurrent — bien qu’il me demeure obscur (par définition) — de la complexité par le manque. Dans cette perspective ce ne serait pas le plus, qui rendrait plus complexe, mais le moins : la dérobade des liaisons, le trou de mémoire, la déchirure à midi. Je compte beaucoup sur Alzheimer pour achever de m’éclairer. L’autre jour je n’arrivais pas à retrouver le nom de Robert Desnos. Faisait écran celui d’Yvon Delbos, qui m’est pourtant beaucoup moins familier. 

Renaud Camus  Morcat  Journal 2014  Chez l'auteur, 2015











Images : Joispolo  (Site Flickr)




3 commentaires:

  1. Souvent, j'ai oublié en partie les romans, les essais d'un écrivain mais rarement me suis éloignée des journaux intimes des grands auteurs que j'aime et qui traversent le temps prodigieusement d'actualité. L'actualité de nos pensées profondes, notes éparses prises au fil des heures, nées d'une vacance de l'esprit : ne pas "créer" mais laisser sourdre les eaux d'en bas, celles du fond de l'étang qu'habitent les ombres mouvantes.
    Il y a dans ce texte de Renaud Camus et dans cette mémoire de Rilke une exploration rare qui se fraie un chemin entre la perte et la mort douce, l'entre-deux cette lumière entre chien et loup où l'on se moque de la netteté des choses et des paysages, de notre histoire, tout accordé aux songes. Parfois on ne sait plus de quel côté on parle : rêve, réalité, oubli, mémoire. Juste une musique discrète, lente comme cet adagio de Mozart. Une traversée du temps où l'on a dit : oui.

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  2. Je vous remercie, pour votre blog, et pour Renaud Camus.

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