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jeudi 29 janvier 2015

Ai mii fioi morti (À mes fils morts)




Virgilio Giotti est un poète né à Trieste en 1885 et mort dans la même ville en 1957. La plus grande partie de son œuvre poétique a été écrite en dialecte triestin (celui que l'on retrouve dans les dialogues d'Ernesto, l'unique roman d'Umberto Saba, qui a d'ailleurs été un ami de Giotti). Les précieuses éditions de la revue Conférence ont eu la bonne idée de traduire en français ses Notes inutiles, que Pasolini considérait comme un chef d’œuvre de la littérature italienne du vingtième siècle. Il s'agit d'un bref journal intime (une cinquantaine de pages), publié de façon posthume en Italie en 1959, dans lequel Giotti évoque le drame qui a marqué sa vie : la disparition de ses deux fils, Paolo et Franco, engagés pendant la guerre sur le front russe où ils sont morts en 1942 et 1943. Je reviendrai bientôt dans ce blog sur la parution en français de ce très beau livre, mais je propose aujourd'hui un poème que Giotti a dédié à ses deux fils morts ; il s'agit d'une conversation avec des ombres, vivantes et plus que jamais présentes. Le poème, en dialecte triestin, est très révélateur du style simple et direct de Giotti, qui touche vraiment au cœur :


Ombre d'i mii fioi, 
prima che sparisso anca mi, 
stemo qua un poco insieme 
'na volta ancora, insieme 
ciacolemo e ridemo. 

 Se gavè pianto, piànzer 
no' ste più. Ormai sughèmose 
i oci tuti. Andeghe 
far 'na carezza a vostra 
mama. Piànzer no' servi. 

 Xe morti tanti tanti ; 
e papà e mame e fioi, 
tanti, ga pianto e pianzi. 
 'Sto qua nassi nel mondo : 
nassi e xe sempre nato. 

Se no go savù darve 
tuto quel che bramavo 
in cuor, oh perdoneme ! 
Del ben che de vualtri 
go 'vu, mi ve ringrazio 

Adesso, qua, che àncora 
'na volta stemo insieme 
un poco, e insieme, come 
nei nostri ani bei, 
ciacolemo e ridemo. 

Virgilio Giotti, primavera 1948




Virgilio Giotti et ses trois enfants : de gauche à droite Franco, né en 1919, Paolo, né en 1915 et Natalia, dite Tanda, née en 1913.



Ombres de mes fils,
avant que je ne disparaisse moi aussi
restons encore un peu ensemble
encore une fois, ensemble
bavardons et rions.

Si vous avez pleuré, ne pleurez 
plus. Maintenant essuyons 
tous nos yeux. Allez 
faire une caresse à votre mère.
Il ne sert à rien de pleurer.

Tant et tant sont morts ;
des pères des mères et des fils,
tant ont pleuré et pleurent.
C'est ce qui se passe dans le monde :
cela se passe et s'est toujours passé.

Si je n'ai pas su vous donner
tout ce que j'avais dans mon cœur,
pardonnez-moi !
De tout le bien que j'ai reçu 
de vous, je vous remercie.

Maintenant, ici, alors que nous sommes
encore une fois ensemble, 
pour un instant et ensemble,
comme dans nos belles années,
bavardons et rions.

Virgilio Giotti, printemps 1948

(Traduction personnelle)
 







Images : en haut et en bas, Site Flickr




4 commentaires:

  1. Je crois que l'on reste inconsolable après la mort d'un enfant...
    Cet adagio de Schubert est une merveille. J'écoute souvent ce Quintet. Il me parle des tristesses que je ne sais nommer et qui viennent à l'appel de la musique. Nous sommes faits de cette obscure mémoire d'oubli.

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    1. C'est très juste, Christiane, et je partage tout à fait vos impressions sur le Quintette de Schubert, surtout dans l’interprétation qui en est proposée ici (Casals, Stern, Tortelier...).

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  2. Oui, le style simple et direct... certainement le plus difficile à écrire. Il me semble que toute la force de ce texte est contenue dans les premiers mots " ombres de mes fils" . C'est magnifique d'imaginer un dialogue avec ce qui n'est plus qu'une ombre. Et l'expression bavardage que j'adore! J'attends avec impatience d'autres textes. Grand merci.

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    1. Oui, le premier vers est en effet essentiel, comme vous l'avez fort bien perçu. Dans un passage de son journal intime, Giotti évoque d'ailleurs le voyage d'Ulysse dans l'Hadès, où il retrouve les ombres de ses compagnons morts (et de sa mère, si je me souviens bien) :

      "Quant à l'atmosphère de mes rêves de Paolo, au cours desquels il m'est apparu, de manière répétée, si étrangement vivant et mort à la fois, j'avais observé que c'était la même que celle du monde homérique des morts. Et, en fin de compte, si je n'y avais pas pris garde, ne me serais-je pas représenté, peut-être, mon fils mort, non pas mort à proprement parler, mais à moitié vivant, errant dans je ne sais quel monde souterrain et, en somme, dans l'Hadès."

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