"La pluie éclata, très violente, au moment où je sortais du centre commercial. De retour chez moi je me fis réchauffer une langue de bœuf sauce madère, caoutchouteuse mais correcte, et je rallumai la télévision : les affrontements avaient commencé, on distinguait des groupes d'hommes masqués, très mobiles, armés de fusils d'assaut et de pistolets-mitrailleurs ; quelques vitrines étaient brisées, des voitures brûlaient ça et là, mais les images, prises sous une pluie battante, étaient de très mauvaise qualité, il était impossible de se faire une idée claire des forces en présence."
Michel Houellebecq Soumission Flammarion, 2015
Aujourd'hui paraît en Italie, aux éditions Bompiani, le nouveau roman de Michel Houellebecq Sottomissione [Soumission]. À cette occasion, l'écrivain a accordé un entretien au journaliste du Corriere della Sera Stefano Montefiori. L'entretien est d’autant plus intéressant qu'il constitue la première réaction de Houellebecq aux graves événements de la semaine dernière à Paris. J'en traduis ici quelques extraits :
Michel Houllebecq, avez-vous peur ?
Oui, même s'il est difficile de se rendre pleinement compte de la situation. Cabu, par exemple, l'un des dessinateurs assassinés, n'était pas du tout conscient du risque qu'il courait, il y avait en lui l'esprit soixante-huitard mélangé avec une vieille tradition anticléricale et en France, être anticlérical peut vous valoir un procès qu'en général vous êtes sûr de gagner. Je pense que Cabu n'a pas saisi que le problème est aujourd'hui d'une autre nature. Nous sommes habitués à un certain niveau de liberté d'expression, et nous n'arrivons pas à nous faire à l'idée que les choses ont changé. Moi aussi, je réagis ainsi, de façon inconsciente. Mais l'idée de la menace s'impose quand même, de temps en temps...
Comment avez-vous vécu le 7 janvier, qui aurait dû être votre journée, celle de la parution de votre livre très attendu ?
Quand j'ai appris l'attaque à la rédaction de Charlie Hebdo, j'ai appelé mon ami Bernard [l'économiste Bernard Maris, l'une des victimes de l'attentat], mais je ne pensais pas qu'il était directement concerné. Il travaillait avec eux, mais je n'imaginais pas qu'il participait à la réunion de rédaction. J'ai continué à l'appeler, de midi à quatre heures, il ne répondait pas. Et puis, j'ai su.
Pensez-vous qu'après les attentats parisiens, la liberté d'expression sera plus difficile à exercer, et ce malgré l'immense rassemblement de dimanche ?
Oui, certainement. Rien ne sera plus comme avant. Ce sera certainement plus difficile, par exemple pour un jeune dessinateur.
Mais Charlie Hebdo reparaît avec une caricature de Mahomet en couverture. Peut-être que ce qui est arrivé pourra renforcer la détermination des plus jeunes ?
Aujourd'hui, il n'y a pas de problème, ce sera la même chose pour tous les dessinateurs, en France et dans le monde. Mais pour la suite, je ne me prononcerai pas.
Vous êtes sur la couverture du dernier numéro paru avant le massacre. Le nouveau numéro représente à nouveau Mahomet. Que pensez-vous de ce choix ?
C'est ce qu'il fallait faire, c'est le bon choix. Sous le titre Charlie Hebdo, il est écrit : "Journal irresponsable". C'est leur devise, et il est normal qu'ils restent fidèles à cette ligne.
Aviez-vous peur en écrivant votre roman ?
Non, pas du tout. Quand on écrit, on ne pense pas du tout à la façon dont ce que l'on dit va être reçu. Écriture et publication sont deux phases bien distinctes. Ce n'est que maintenant que l'on comprend les risques.
Le livre ne m'a pas semblé islamophobe, il est même à la limite islamophile. Mais même pas vraiment, en fait l'islam apparaît comme une solution opportuniste.
Tout à fait. Mes grandes références en littérature sont Dostoïevski et Conrad. Tous les deux ont consacré des romans aux sujets d'actualité les plus brûlants à leur époque, c'est à dire les attentats anarchistes et nihilistes, la révolution russe qui couvait. Ils ont traité le sujet de façon très différente, mais ces révolutionnaires se divisaient pour eux en deux catégories : la canaille cynique ou le naïf absurde, qui n'en était toutefois pas moins dangereux. Pour ma part, je décris presque exclusivement des canailles cyniques traversées parfois par un éclair de sincérité.
Cette part de sincérité, qui finit par être vaincue, on l'aperçoit aussi dans le moment-clé du roman, quand le personnage de François se tourne vers la Vierge noire de Rocamadour, mais finit par renoncer, ne trouvant pas la foi.
Oui, c'est le tournant du roman. C'est là que j'ai déçu mes lecteurs catholiques, après mes lecteurs laïques. Dans le projet initial, le personnage se convertissait au catholicisme, mais je n'ai pas réussi à l'écrire. La percée islamique m'a paru plus crédible.
La semaine dernière a commencé avec le mot "Soumission" ; elle s'est achevée avec des titres comme "La révolte de Paris", "La France debout", à propos de la grande marche. La réaction de vos concitoyens vous a-t-elle surpris ?
Je ne crois pas que cette marche, certes imposante, aura d'énormes conséquences. La situation ne changera pas en profondeur, il faudra bien remettre les pieds sur terre
Pour vous, ce n'est qu'un simple épisode ?
Oui, je ne voudrais pas être méchant... Mais c'est plutôt ce que je pense. Quand il y a eu l'incendie dans la rédaction de Charlie Hebdo, le premier attentat, en 2011, plusieurs journalistes et hommes politiques ont dit « Oui, la liberté est importante, mais il faut aussi faire preuve de responsabilité ». Responsables. C'est la parole fondamentale.
On vous a aussi demandé récemment si vous ne pensiez pas avoir une responsabilité en tant que grand écrivain. Trouvez-vous cette question appropriée ?
Non, je me sens toujours irresponsable et je le revendique, autrement je ne pourrais plus continuer à écrire. Mon rôle n'est pas de faciliter la cohésion sociale. Je ne suis ni instrumentalisable, ni responsable.
(...)
Par rapport à 2001 et à votre fameuse déclaration « L'islam est la religion la plus bête du monde », vous avez clairement changé d'opinion sur l'Islam. Pourquoi ?
J'ai relu avec attention le Coran, et une lecture honnête permet de concevoir une entente avec les autres religions monothéistes, ce qui est déjà beaucoup. Un lecteur honnête du Coran ne peut absolument pas en tirer la conclusion qu'il faut aller tuer les enfants juifs. Il ne s'agit pas du tout de cela.
C'est le cœur du débat. Les terroristes sont-ils des fous qui trahissent le message de l'Islam ou la violence est-elle inhérente à cette religion ?
Non, la violence n'est pas consubstantielle à l'Islam. Le problème de l'Islam est qu'elle n'a pas un chef comme le Pape dans l'Église catholique, qui pourrait montrer la voie à suivre une bonne fois pour toutes.
Dans vos romans, il y a toujours une part d'observation de la société et un aspect prophétique, à commencer par le capitalisme appliqué aux sentiments dans Extension du domaine de la lutte...
Oui, c'est ma première découverte [il rit]
... en passant par le tourisme sexuel et le terrorisme de masse, le clonage, la France transformée en parc d'attractions pour touristes de luxe, jusqu'à la soumission à l'Islam.
Je pars toujours de l'observation du réel, mais cela reste de la littérature. Je sais que c'est difficile à croire, mais au début, l'Islam n'apparaissait pas dans mon roman. Une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre, outre le fait qu'être athée m'est devenu insupportable, c'est qu'en revenant en France après mon long séjour en Irlande, je me suis rendu compte que la situation était bien pire que je ne l'imaginais. J'ai pensé que les choses pouvaient très mal tourner, et cela m'a surpris. [L'interview s'achève, nous nous saluons. « J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir dans de plus heureuses circonstances », conclut l'écrivain.]
On peut lire ici l'intégralité de cet entretien en italien
Un autre entretien intéressant avec Houellebecq
Un autre entretien intéressant avec Houellebecq
Ces deux entretiens donnent à réfléchir sur ce qu'est une fiction. Dans celui mis en lien, j'ai été impressionnée par la gravité d'A; de Caunes, son écoute de M.Houellebecq. Sérieux aussi de M.Houellebecq dans ses réponses lentes, profondes. On le sent perdu dans cette actualité sanglante. Pessimiste. C'est un homme triste et lunaire qui sourit en regardant sa caricature dans Charlie et dont la voix se voile quand il évoque ces morts dont celle de son ami. Écrire est un tel pari... Lire, aussi.
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