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mercredi 24 septembre 2014

Message de la pénombre




Un extrait de l'ouvrage d'Antonio Tabucchi I volatili del Beato Angelico [Les oiseaux de Fra Angelico] : il s'agit d'un texte mélancolique et mystérieux, l'une de ces "proses lacunaires", "bruit de fond devenu écriture", selon les définitions qu'en donne lui-même l'auteur.

La nuit, sous ces latitudes, tombe brusquement, avec un éphémère crépuscule, le temps d’un souffle, et c'est l'obscurité. Ma vie est comprise dans ce bref espace de temps, et pour le reste je n’existe pas. Ou plutôt, je suis là, mais c’est comme si je n’y étais pas, parce que je suis ailleurs, en cet endroit précis, là où je t’ai laissée, et partout ailleurs aussi, dans tous les lieux de la terre, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, parmi les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs marchands, leurs voix et le flot anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu’elle signifie. C’est comme un rêve que l’on serait conscient de rêver, et en cela consiste sa vérité : dans le fait d’être réel en dehors de toute réalité. Sa morphologie est celle de l’iris, ou plutôt des gradualités fugaces qui déjà ne sont plus alors qu’elles sont encore là, comme le temps de notre vie. Je peux le reparcourir, ce temps qui n’est plus à moi et qui a été à nous, et il défile à toute vitesse à l’intérieur de mes yeux : si vite que j’y aperçois des paysages et des lieux que nous avons habités, des moments que nous avons partagés, et même nos discussions d’autrefois, tu t’en souviens ?, nous parlions des parcs de Madrid et d’une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, et des moulins à vent, et des rochers à pic sur la mer une nuit d’hiver quand nous avons mangé du pain perdu, et de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : des madones aux visages de femmes du peuple et des naufragés comme des marionnettes qui se sauvent de la tempête en s’agrippant à un rayon de lumière tombé du ciel. Mais tout cela qui défile dans mes yeux, et que je parviens malgré tout à déchiffrer avec une parfaite exactitude, est si rapide dans sa course inexorable qu’il n’est plus qu’une couleur : c’est le mauve du matin sur le haut plateau, le jaune safran des champs, l’indigo d’une nuit de septembre, avec la lune suspendue à l’arbre sur l’esplanade devant la vieille maison, l'odeur forte de la terre et ton sein gauche que j’aimais passionnément, et la vie était là, paisible et rythmée par le chant du grillon qui logeait à côté, et cette nuit était la plus belle de toutes les nuits, parce que c’était une nuit liquide, comme la pulpe d’un abricot.




Dans le temps de ce minuscule infini, qui est l’intervalle entre mon maintenant et notre autrefois, je te dis au revoir et je sifflote Yesterday et Guaglione. J’ai posé mon pull-over sur le fauteuil d'à côté, comme au temps où nous allions au cinéma et que j’attendais que tu reviennes avec les cacahuètes. 

Antonio Tabucchi  I volatili del Beato Angelico  Sellerio editore Palermo, 1987  (Traduction personnelle)








Images : en haut, Site Flickr

au centre, Site Flickr

en bas, Site Flickr




6 commentaires:

  1. Magnifique texte et Guaglione aussi que j' entendais dans sa version Marino Marini sur le meuble radio tourne-disque de ma toute première enfance!
    https://www.youtube.com/watch?v=7gy_eulDu20
    Retrouver des lieux longtemps après (c' est mon cas, 44 ans après en Italie tout précisément ) vous laisse un sentiment mitigé et quelques images que l'on ne peut effacer. On en reste à vouloir encore y rêver, le pull-over sur les épaules!
    Beau blog que j' aime, merci.

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    1. Merci beaucoup ! On connaît mieux "Guaglione" en France dans la version de Dalida ("Bambino") ; voici le lien direct pour entendre celle de Marino Marini : ici.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    1. La dernière phrase m'a donné un peu de mal, en effet... Le texte italien dit : "Ho posato il mio pullover sulla poltrona accanto alla mia..." ; littéralement : "J'ai posé mon pull-over sur le fauteuil qui se trouve à côté du mien...". J'ai modifié un peu la formulation dans la traduction ("le fauteuil d'à côté"), dites-moi si cela vous semble plus clair.

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    2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Merci Emmanuel. C'est en effet étrange... Belle méditation.

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