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mercredi 10 septembre 2014

Le rêve de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage




Un troisième extrait de l'ouvrage d'Antonio Tabucchi Sogni di sogni (Rêves de rêves), dans lequel il imagine les rêves de quelques artistes qu'il a aimés. Il s'agit, dans une traduction personnelle, du rêve de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage :

La nuit du premier janvier 1599, tandis qu’il se trouvait dans le lit d’une prostituée, Michelangelo Merisi, dit le Caravage, peintre et homme irascible, rêva que Dieu venait le visiter. Dieu le visitait par l’intermédiaire du Christ, et il pointait le doigt sur lui. Michelangelo était dans une taverne, et il jouait de l’argent. Ses compagnons étaient des gredins, et quelques-uns d'entre eux étaient ivres. Et lui, il n’était pas Michelangelo Merisi, le célèbre peintre, mais un client quelconque, un malandrin. Quand Dieu le visita, il était en train de blasphémer le nom du Christ, et il s’en amusait. Toi, dit sans le dire le doigt du Christ. Moi ? demanda stupéfait Michelangelo Merisi, je n’ai pas la vocation du saint, je ne suis qu’un pécheur, je ne peux pas être choisi.
Mais le visage du Christ était inflexible, sans échappatoire. Et sa main tendue ne laissait la place à aucun doute.
Michelangelo Merisi baissa la tête et il regarda l’argent qui se trouvait sur la table. J’ai violé, dit-il, j’ai tué, je suis un homme dont les mains sont couvertes de sang.
Le garçon de l’auberge apporta un plat de haricots et du vin. Michelangelo Merisi se mit à manger et à boire. À côté de lui, tous étaient immobiles, il était le seul à bouger les mains et la bouche comme un fantôme. Le Christ était lui aussi immobile et il tendait sa main immobile avec le doigt pointé. Michelangelo Merisi se leva et le suivit. Ils se retrouvèrent dans une ruelle sordide, et Michelangelo Merisi se mit dans un coin pour uriner tout le vin qu’il avait bu dans la soirée.

 


Mon Dieu, pourquoi me cherches-tu ? demanda Michelangelo Merisi au Christ. Le fils de l’homme le regarda sans répondre. Ils marchèrent dans la ruelle qui débouchait sur une place. La place était déserte.
Je suis triste, dit Michelangelo Merisi. Le Christ le regarda et il ne répondit pas. Il s’assit sur un banc de pierre et ôta ses sandales. Il se massa les pieds et dit : je suis fatigué, je suis venu à pied depuis la Palestine pour te chercher.
Michelangelo Merisi était en train de vomir appuyé à un mur, dans une encoignure. Mais je suis un pécheur, hurla-t-il, tu ne dois pas me chercher.
Le Christ s’approcha et lui toucha un bras. Je t’ai fait peintre, dit-il, et je veux un tableau de toi, après cela, tu pourras suivre librement ton destin. Michelangelo Merisi se nettoya la bouche et demanda : quel tableau ?
La visite que je t’ai faite ce soir à la taverne, mais toi tu seras Matthieu. D’accord, dit Michelangelo Merisi, je le ferai. Et il se retourna dans le lit. C’est à ce moment-là que la prostituée l’embrassa tout en continuant à ronfler.

Antonio Tabucchi  Sogni di sogni  Sellerio editore Palermo, 1992






Images : Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600



3 commentaires:

  1. Quel mystère que cet appel qui donne une lumière dans la nuit...

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    1. C'est curieux, mais je trouve une sorte d'écho à ce texte dans le beau livre d'Emmanuel Carrère, dont je termine la lecture : « S'il s'agissait de dire : "La vie en ce bas monde est comme ça, injuste, cruelle, arbitraire, nous le savons tous, mais le Royaume, vous verrez, c'est autre chose." Pas du tout. Ce n'est pas du tout ce que dit Luc. Luc dit : "C'est ça, le Royaume." »

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  2. Je n'ai pas encore lu ce livre, affrontant un roman plus ancien : "Journal d'une bourgeoise" de Geneviève Gennari (Grasset - 1949). devenue veuve à quarante ans,Sylvestre Fontaine fait le bilan de sa vie. Une sorte de journal non daté. Elle m'amuse souvent, m'intrigue, comme dans ces quelques lignes :
    "Ainsi, suis-je passée de mes (rares) expériences occultistes à l'étude de l'existentialisme. Ainsi me sentais-je tantôt manichéenne, et tantôt progressiste. Ainsi ai-je adhéré, en même temps, à Simone Weil, la plus pessimiste des croyantes, et au père Teilhard, le plus optimiste ! Ainsi aujourd'hui je passe indifféremment de la lecture de la Bible à l'écoute des chansons réalistes. Ainsi suis-je incapable de déterminer si je vis dans le plus total désordre intérieur, ou si, de mon inquiétude, de mes recherches, de mon total "inconfort intellectuel" se dégage une ligne qui puisse me mener quelque part. Où ? N'importe. Quelque part."
    et quelques pages plus loin :
    " Et vous, Dieu unique, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, Dieu de saint Augustin, dites-moi que vous existez, dites-le-moi vite ! Sinon rien n'existe que le mal, que l'absurde, - et que moi."
    Je me retrouve beaucoup dans cette intellectuelle corse...

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